Des dizaines d'hommes, beaucoup en tuniques, d'autres en t-shirts, forment un cercle parfait. La plupart sont Pakistanais ou Indiens de la région transfrontalière du Pendjab, où le Kushti est un passe-temps apprécié. Ils font aussi partie des piliers de la main-d'œuvre bon marché aux Emirats arabes unis.
Des lutteurs expérimentés, aujourd'hui arbitres, versent de l'eau sur l'anneau intérieur du ring pour limiter la poussière, tandis qu'un vendeur traîne une charrette branlante en proposant des cacahuètes à la foule. Des cymbales en bois ornées de cloches annoncent alors le début du combat: les lutteurs se déshabillent sans gêne jusqu'à leurs sous-vêtements en revêtant des pagnes jaunes, rouges ou à motifs floraux.
"Kala Pehlwan, fils, viens sur le ring! Suhail, fils, viens sur le ring", s'écrie Mohammed Iqbal, 50 ans. Les adversaires se frottent l'un contre l'autre avec du sable pour contrer la sueur et mieux s'agripper. Les matches de Kushti sont rapides -parfois moins d'une minute- et acharnés. Un pied est coincé entre les jambes du rival, un lutteur se retourne sur les épaules de ce dernier pour échapper à son emprise. Celui qui parvient à clouer l'adversaire au sol sur le dos est déclaré vainqueur. Les spectateurs s'excitent autour du ring. Kala Pehlwan, pourtant musclé, est battu. "Trouvez-moi un combattant qui puisse me battre", se moque son adversaire.
Kala Pehlwan, 26 ans, cherche du réconfort et élabore avec des amis un plan pour trouver un challenger - non pas de Dubaï, mais de leur ville natale de Muzaffargarh, au Pakistan. En quelques jours, ils rassemblent l'argent, donnant chacun 50 à 100 dirhams (11 à 22 euros) pour financer le billet d'avion. Sur son lieu de travail, au Waterfront Market sur le bord de mer, Kala Pehlwan ne passe pas inaperçu. "Quand j'entre sur le marché, tout le monde s'anime: on me reconnaît, on connaît mon nom. Et s'il y a un problème, on vient m'aider car je suis célèbre", sourit-il.
Rangée après rangée, les étals proposent du poisson frais d'Oman, du Sri Lanka et d'ailleurs, signe que Dubaï reste une plaque tournante du transport maritime. Les stands portent les noms de propriétaires émiratis, mais les travailleurs d'Asie du Sud sont le visage du marché. Ici "s'établissent les connexions avec le Pakistan", explique Kala Pehlwan, qui a appris l'existence des matches de Kushti en arrivant à Dubaï il y a six ans.
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Ce soir-là, Mohammed Shahzad, le challenger de Muzaffargarh, est présent. Vêtu d'une tunique bleu vif, ce jeune de 22 ans assure qu'il n'a pas hésité lorsqu'il a reçu l'appel de Kala Pehlwan: "L'autre combattant a vaincu mon ami et l'a mis au défi de trouver quelqu'un qui puisse l'assommer. Alors je suis venu à Dubaï", plaisante-t-il.
Kala Pehlwan rappelle que le Kushti est un mode de vie à Muzaffargarh: "Dans notre ville, c'est une tradition d'apprendre la lutte. Tout le monde grandit avec. "Kala Pehlwan est d'ailleurs un "nom de guerre" emprunté à une légende de ce sport de combat dans sa région. Son vrai nom est Mohammed Arsalan. Selon lui, un régime alimentaire approprié, un entraîneur et une formation sont les clés du succès.
Bien manger est son plus grand défi dans cette métropole onéreuse. "Le poisson est mon plat préféré. C'est l'aliment le plus sain parce qu'à Dubaï, la plupart des choses arrivent sous forme congelée. Tous les deux jours, je mange un poisson frais du marché. Nous le recevons gratuitement de notre employeur à la fin de la journée", raconte Kala Pehlwan. Pour lui et ses amis, Dubaï est une étape: ils y travaillent dur pour épargner de l'argent avant de rentrer chez eux. "Nous avons tous notre travail ici. Certains sont porteurs, moi je travaille au marché aux poissons", raconte l'arbitre Iqbal. Le Kushti, "c'est notre tradition. C'est fait pour se détendre."
Iqbal a participé à des compétitions de lutte pendant plus de 20 ans à Dubaï avant de passer le flambeau aux jeunes, qu'il entraîne chaque soir. "Les (autorités) disent qu'il vaut mieux organiser des combats de ce genre que de se battre vraiment là où on vit ou sur son lieu de travail", relève-t-il. Kala Pehlwan affirme pouvoir gagner 500 à 600 dirhams (111 à 133 euros) un bon soir. L'argent est recueilli dans un sac par l'arbitre et le champion.
Mais le Kushti n'est pas une question d'argent. "Sans ce sport, nous ne pourrions pas nous amuser à Dubaï", résume-t-il. Ce soir-là, le challenger Shahzad l'a emporté.