L’Afrique est rassemblée sans sommet, sans tribune officielle, sans discours. Elle s’assemble par l’émotion. Le football est sans doute la plus grande sensation commune partagée par tous les Africains.
Mais les Africains ont, depuis longtemps, fait parler le football à leur manière. Le football est une langue africaine à part entière. Les rythmes, l’improvisation, l’intensité physique, l’intelligence collective en constituent la grammaire commune, partagée entre les Africains. Chaque match se lit comme un texte, comme un palimpseste: avec son intertextualité, sa propre rhétorique, ses signifiants. Le style de chaque équipe révèle son identité. Le football africain est reconnaissable au-delà des résultats. Les stades deviennent ainsi des espaces de production de sens culturel et interculturel. Et l’interculturel, en Afrique, n’a jamais été une exception: il a toujours été une évidence. L’Afrique parle et se parle via le jeu, à travers le football.
Mais l’organisation de la CAN au Royaume chérifien, terre de baraka et d’empires mythiques, n’est pas un simple exercice de soft power. C’est une expérience vécue, célébrée, chantée et dansée par des foules venues de tous les coins d’une Afrique fière de son africanité. L’explication par le «soft power» ne rend pas justice à la réalité de ce qui se joue. Le soft power est un regard externe, une lecture exogène — une forme d’objectification, au sens lacanien du terme.
La CAN relève au contraire d’un regard interne: une reconnaissance de soi, de ses capacités, de ses rêves et de ses ambitions. Son audience n’est pas d’abord le monde, mais les Africains eux-mêmes. Le football y devient une connexion horizontale, traversant espaces, communautés et sociétés; il n’est pas une projection, mais une présence. Les Africains ne jouent pas pour être regardés: ils jouent pour se reconnaître.
Reconnu comme l’un des pays les plus hospitaliers au monde, le Maroc se distingue en Afrique non pas comme un simple carrefour, mais comme un véritable centre de l’africanité. Son ouverture, son soutien constant et son sens profond de l’identité sont forgés par une longue histoire, depuis les caravanes des IXème et Xème siècles qui transportaient non seulement l’or et le sel, mais aussi des cultures, des religions, des vivres et un art de vivre partagé.
«le football opère comme un espace de décolonisation symbolique. Il traverse les langues imposées, court-circuite les bureaucraties postcoloniales et ignore les cartographies héritées»
— Lahcen Haddad
Dans ce contexte, le stade devient une demeure continentale: la culture marocaine y joue le rôle de pont, de trait d’union au sens le plus authentique du terme. Il n’y a pas ici de hiérarchie des identités africaines, ni d’ethnocentrisme hérité du regard occidental, mais une appartenance horizontale, multiple, multiculturelle et plurielle. Être hôte devient alors un acte de reconnaissance envers la terre africaine et sa mosaïque de géographies symboliques, de mémoires croisées et de récits partagés.
La condition postcoloniale de l’Afrique n’a pas seulement fragmenté les territoires; elle a désaccordé les sensibilités politiques, désarticulé les temporalités et installé une dissonance durable entre les peuples et les formes héritées de l’État. Les frontières tracées à la règle par l’histoire coloniale ont laissé des cicatrices mémorielles, des blocages politiques et des blessures existentielles encore actives.
Face à ces lignes imposées, le football opère comme un espace de décolonisation symbolique. Il traverse les langues imposées, court-circuite les bureaucraties postcoloniales et ignore les cartographies héritées. Il ne reconnaît ni centre métropolitain ni périphérie subalterne. L’unité africaine ne se proclame pas dans les sommets ni les communiqués technocratiques: elle se fabrique par le bas, dans les tribunes, dans les corps en mouvement, dans les chants partagés. C’est là que s’exprime une fierté nationale décolonisée — ni folklorisée, ni mimétique du nationalisme occidental, mais vécue, située, charnelle.
L’Afrique se rassemble davantage dans le chant que dans le discours, dans le rythme que dans l’institution, dans le jeu que dans la norme. Cependant, il ne faut pas idéaliser cette unité: elle demeure temporaire, imparfaite, parfois même contradictoire. Mais c’est précisément parce qu’elle est vécue qu’elle est vraie. La puissance de l’instant peut, parfois, dépasser celle de la permanence. Nous sommes ici face à un moment postmoderne, presque uncanny: un moment qui ouvre un horizon de rêve, même s’il est éphémère, fragile et voué à disparaître.
Bien sûr, la mémoire demeure. Elle s’attache aux smartphones autant qu’à l’imaginaire collectif. Mémoire des moments vécus, parfois au point de se substituer à la chose elle-même — non comme falsification, mais comme refiguration du réel. Ce jeu de la mémoire — fait de buts devenus anthologiques, comme celui d’Ayoub El Kaabi, d’efforts titanesques portés par des équipes entières, de gestes justes et de prouesses incarnées par de grands joueurs tels que Riyad Mahrez, Victor Osimhen, Omar Marmoush, Ademola Lookman ou Achraf Hakimi — s’inscrit durablement dans la conscience des supporters, même lorsque certains n’ont pas encore pleinement pris part au récit sur le terrain.
Si l’union vécue se dissipe avec le temps, la mémoire, elle, persiste par la narration. Elle se nourrit de répétitions, de partages, de récits réactivés. Une communauté mémorielle se constitue ainsi, non pour figer l’instant, mais pour lui donner une continuité symbolique. Au sens ricœurien, le football devient récit: il articule l’événement, la mémoire et l’identité. L’unité ne survit pas comme fait politique durable, mais comme horizon narratif — maintenu vivant par l’imaginaire collectif qui insiste, obstinément, sur la possibilité de l’union.
Le football ne résout pas les problèmes de l’Afrique, mais il montre quelque chose d’essentiel: une imagination partagée, une capacité d’être en commun, de vivre ensemble, d’être de bons voisins. La CAN est un miroir, pas un blueprint. Le Maroc 2025-2026 est un moment charmeur où l’Afrique se regarde dans le miroir du terrain et croit en elle-même.
Dans un monde divisé, fragmenté et privé de boussole, la CAN rappelle que l’Afrique existe déjà — chaque fois qu’un ballon circule librement entre ses peuples. Malgré les frontières ouvertes ou fermées, les espaces aériens libérés ou verrouillés, malgré les paroles médiatiques tantôt intégratrices et tolérantes, tantôt saturées de haine, le ballon défie les rancœurs et les calculs mesquins. Il circule à travers les périples, en dépit des obsessions fragmentaires et fragmentantes de certains leaders.
Le ballon crée le rêve, ouvre un horizon de coexistence: celui du bon voisinage, d’une unité africaine profondément désirée — non par les institutions, mais par les peuples africains eux-mêmes.





