Mercredi 14 avril 2021. Au palais royal de Fès, le roi Mohammed VI lance officiellement le projet de généralisation de la protection sociale. Un chantier colossal, budgétisé à plus de 50 milliards de dirhams, qui devrait offrir, entre autres, une couverture médicale à tous les Marocains. Un peu comme voulait l’assurer le Régime d’assistance médicale aux économiquement démunis (Ramed). Un régime qui se voulait prometteur, mais qui a souffert d’une erreur de genèse et dont les carences se sont aggravées au fil des ans, jusqu’à le condamner définitivement, aujourd’hui, au profit d’une généralisation de l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Flash-back.
Généralisation précipitée
En mars 2012, le roi Mohammed VI affiche toute l’importance qu’il porte à ce chantier d'une couverture médicale aux populations pauvres et vulnérables. Au Centre de santé urbain d’Al Hank, à Casablanca, le souverain procède en personne à la distribution des premières cartes Ramed aux bénéficiaires. «Nous les appelions les cartes de la dignité. Ils mettaient fin au tristement célèbre certificat d’indigence, une attestation instituée par un arrêté viziriel colonial de 1913 et qu’il fallait présenter un exemplaire pour chaque prestation de soins même s’il s’agissait du même malade, traité dans le même centre», se souvient un médecin retraité du secteur public.
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Néanmoins, la généralisation de ce régime a dû être lancée dans la hâte, bien qu’elle a été prévue par une législation discutée en 2000 et adoptée en 2002. Car si la loi 65-00 a pu être déployé assez rapidement sur son volet AMO, le Ramed n’a par contre été lancé de manière expérimentale qu’en novembre 2008. «Abdelilah Benkirane, chef du gouvernement, tout comme Houcine El Ouardi, ministre de la Santé, en début de mandat à l’époque, ont voulu accélérer ce chantier qui traînait. Mais ils ont confondu célérité et précipitation: la généralisation a été lancée alors que l’on procédait à peine à l’actualisation des études datées de 2006», confie cet ancien du département de la Santé.
Tous éligibles?Du coup, si lors de sa généralisation, le Ramed ciblait 8,5 millions de personnes, ce seuil a été dépassé trois ans seulement après son déploiement. Les derniers chiffres évoquent désormais 11,2 millions de personnes immatriculées, dont 7,1 avec des cartes actives. L’effort mené pour un meilleur ciblage des bénéficiaires, à travers la mise en place de plus de 1.700 commissions préfectorales et provinciales, a été anéanti par l’insuffisance d’outils de contrôle. «Lors des premières années, ces commissions n’avaient pas la possibilité de s’assurer du non-assujettissement à l’AMO qui compte comme principal critère d’éligibilité au Ramed», explique notre source. Même pour l’Agence nationale de l’assurance maladie (Anam), ce contrôle n’a été introduit légalement dans ses prérogatives qu’à partir de novembre 2015, alors que la population cible a été dépassée…
Les autres critères d’éligibilité au Ramed ne facilitaient pas non plus la tâche aux commissions. «Les seuils fixés, d’une part, pour identifier les éligibles au Ramed (moins de 3767 dirhams de revenu annuel), et d’autre part pour le classement en situation de pauvreté ou de vulnérabilité (moins de 5650 dirhams), sont fixés au centime près. L’absence d’une fourchette d’incertitude ne permet pas la possibilité d’une marge de prise de décision pour éviter l’inclusion et l’exclusion. Cela a laissé la porte ouverte aux commissions permanentes locales pour agir sans argumenter leurs décisions», explique Abdellatif Moustatraf, qui a soutenu, en 2019, une thèse de doctorat dédiée à une analyse holistique du Ramed.
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La détermination du revenu annuelle des bénéficiaires, basée essentiellement sur les déclarations, a servi également de passoire entre "Ramedistes" pauvres et "Ramedistes" vulnérables, sachant que les premiers sont totalement pris en charge par leurs communes (40 dirhams par personne), alors que les vulnérables sont tenus de cotiser à raison de 120 dhs par assuré. L’étude actuariale mise à jour en 2013 estimait d’ailleurs que 2 bénéficiaires du Ramed sur 3 appartiendraient à cette catégorie, mais la pratique a montré que 90% de bénéficiaires sont déclarés en situation de pauvreté. «Seulement 213.000 foyers, classés en situation de vulnérabilité sur 710.000, ont retiré leurs cartes et donc payé des cotisations», relève Abdellatif Moustatraf. Un tel déphasage a aggravé le déséquilibre financier du Régime, qui n’a jamais eu les moyens de ses ambitions.
Un montage financier désastreuxLes derniers chiffres disponibles, remontant à 2017, font état d’une collecte des bénéficiaires vulnérables (via le réseau d’Al Barid Bank) de 150 millions dirhams seulement depuis 2009. Ce montant devait, en principe, être trois fois supérieur sur la base du total des cartes éditées au profit de cette catégorie de Ramedistes. Il reste en tout cas bien loin des 570 millions de dirhams par an, prévus par l’étude initiale qui tablait sur un budget global annuel du Ramed de 3 milliards de dirhams.
Même pour la prise en charge par les communes des Ramedistes en situation de pauvreté, le compte est loin d’être bon. Les versements sur le compte spécial de la pharmacie centrale totalisent à peine 505 millions de dirhams. «Ce montant ne dépasse pas 30% des participations prévues en se référant au nombre de personnes immatriculées en situation de pauvreté», soutient Moustatraf.
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L’Etat non plus n’a pas été exemplaire s’agissant de son apport financier, pourtant crucial pour l’équilibre du régime. Alors que l’étude actuariale de 2013 a démontré que le budget global devait quasiment doubler pour atteindre 5,7 milliards de dirhams, les pouvoirs publics ont plutôt resserré le budget. La contribution de l’Etat destinée au financement propre du Ramed n’a jamais été expressément clarifiée dans les lois de Finances et reste diluée dans le «fonds d’appui à la cohésion sociale», créé en 2012. Les spécialistes estiment néanmoins la contribution annuelle moyenne de l’Etat à moins de 1,5 milliards de dirhams.
Gouvernance défaillanteLes carences de gouvernance ne sont pas non plus des moindres. L’Anam n’a jamais pu effectivement jouer son rôle en tant qu’organe de gestion des ressources affectées au Ramed. Le ministère de la santé et les centres hospitaliers universitaires reçoivent directement des versements du fonds d’appui à la cohésion sociale, ce qui rend compliquée la traçabilité des fonds et l’identification des ressources et des dépenses mobilisées au profit du régime. «La subvention additive liée au Ramed perçue par les Centres hospitaliers universitaires devait être, initialement, considérée comme un paiement à l’acte. Mais en réalité, elle a été transformée en une subvention supplémentaire répartie de manière forfaitaire en fonction d’indicateurs quantitatifs comme le nombre de lits», explique Yasser Sefiani, ancien directeur du CHU Avicennes de Rabat.
A ces déficiences propres au Ramed s’ajoutent les contraintes liées au secteur public de la santé. Les 2.700 centres de soins de base, répartis sur le territoire national témoignent, certes, de l’effort du ministère de la Santé et des collectivités territoriales, mais leur répartition géographique demeure inégale et peu optimale, alors que les ressources en médecins et en moyens font cruellement défaut.
Malgré toutes ses contraintes, le Ramed a eu le mérite de fournir plus de 20 millions de prestations médicales depuis son existence et a contribué à l’amélioration du taux de couverture médicale de la population marocaine, en passant de 16% en 2005 à plus de 60% en 2018. Mais cette course aux chiffres, il va falloir l’éviter dans le processus désormais enclenché d’absorption du Ramed par l’AMO. Une réforme cruciale pour la marche du pays vers le développement.