Qu’un receveur de l’administration fiscale parvienne à détourner une somme de 39 millions de dirhams, cela était inimaginable. La presse fait souvent écho de malversations impliquant des cadres bancaires, des notaires, de hauts gradés de la douane, des percepteurs de la Trésorerie générale du royaume (TGR), mais que ces détournements puissent atteindre le périmètre sécurisé de la Direction générale des impôts (DGI), avec en plus une somme aussi importante, c’est du jamais vu.
Il convient d'abord de rappeler les faits tels que rapportés par un communiqué de la DGSN, diffusé le 1er mars dernier: «Deux individus, dont un receveur de l’administration fiscale, seraient impliqués dans une affaire de détournement de biens publics et blanchiment d’argent… L’enquête et les opérations d’audit ont confirmé que le principal suspect dans ce dossier a versé des sommes d’argent importantes sur le compte d’une «société de façade», au nom du deuxième prévenu sous prétexte d’imputation de l’excédent d’impôt sur les sociétés… Les montants détournés, d’une somme globale de 39 millions de dirhams, ont été dépensés dans l’achat de fonds immobiliers et mobiliers, tandis qu’une partie de ces fonds a été versée dans différents comptes bancaires… Les deux mis en cause ont été placés en garde à vue à la disposition de l’enquête judiciaire ouverte par la Brigade régionale de la police judiciaire, sous la supervision du parquet, en vue d'élucider les circonstances et déterminer les tenants et aboutissants de cette affaire qui s’inscrit dans le cadre des efforts déployés dans la lutte contre la criminalité financière», conclut le communiqué de la DGSN.
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Contrairement à ce qu’on retrouve d’habitude dans ce genre d’affaires, le détournement n’a pas été découvert suite à une mission d’audit interne (Inspection de la DGI) ou externe (Cour des comptes, Inspection générale des finances, etc.) Ce sont les services de la police judiciaire qui ont alerté la DGI. Celle-ci n’a pas mis beaucoup de temps pour confirmer les soupçons de la police. Les traces du crime ont vite été repérées par les auditeurs dépêchés au siège du bâtiment accueillant les services de la Recette de l’administration fiscale (RAF), sise rue Laos (ex-immeuble La Saft). Ce jour-là, le principal accusé dans cette affaire, pour ne pas citer Oussama K., était absent du bureau, administrativement en arrêt maladie pour… 30 jours. «Quelques jours avant son arrestation, il était perturbé psychologiquement et n’était pas en mesure de travailler. Sur sa page Facebook, il a enlevé sa photo et changé de nom pour mettre un pseudo, Abou Jad», nous confie un de ses collègues. Dès qu’il a été intercepté par la police, il a plaidé un moment de faiblesse et s’est montré coopératif en reconnaissant les faits.
Décrit comme timide et discret, faisant régulièrement sa prière, marié avec deux enfants, l’homme de 32 ans était pourtant promis à une belle carrière. Muni d’un master ENCG, après un passage par la banque, Oussama K. réussira en 2013 le concours d’accès à la DGI où, suite à une formation, il officiera dans un premier temps en tant que fondé de pouvoirs à la RAF de Casablanca, sise rue d’Agadir. En 2017, il sera affecté à la RAF de Rabat et promu au grade de receveur. Les RAF ont pour mission le recouvrement des recettes fiscales (TVA, IS, IR au titre des profits fonciers, droits d’enregistrement et de timbre).
Le360 a cherché à en savoir plus sur le mode opératoire utilisé par le principal accusé, lequel procédé suscite beaucoup de fantasmes et d’interrogations, y compris chez ses collègues. Selon une source proche de l’enquête menée par le fisc, le receveur a dû exploiter une faille dans le système d’information, permettant d’annuler une opération déjà exécutée. (Il s’agit dans ce cas précis du remboursement d’un excédent d’impôt sur les sociétés). Le receveur a ensuite produit un nouveau document dans lequel il a falsifié l’identité du destinataire. L’entreprise à laquelle était réellement destinée l'excédent (qui a déjà été remboursée en 2015) a été remplacée sur le papier par une société façade, au nom d’un entrepreneur, complice présumé de l’accusé. «Il s’est servi d’une opération réelle mais ancienne, en veillant à écraser les traces de celle-ci dans le système d’information, pour enfin générer de nouveaux documents avec un nouveau destinataire et un nouveau relevé d’identité bancaire», explique notre interlocuteur.
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Mais ce n’est qu’une grosse bêtise humaine, tempère ce responsable au sein de la DGI pour qui ces opérations allaient se révéler le jour où la TGR, en charge d’exécuter les dépenses générées par la DGI, allait soumettre à cette dernière l’état annuel des comptes. «A ce moment-là, on devrait se rendre compte de l’existence d’une dépense qui ne figure pas dans notre système d’information», a-t-il précisé.
Fait étrange, selon les premiers éléments de l’enquête recueillis par Le360, la majorité des opérations frauduleuses orchestrées par le jeune trentenaire (aussi bien en volume qu'en quantité) ont été réalisées en mars 2018, soit au même moment où le système d’information de la DGI faisait l’objet de travaux de maintenance en vue de corriger la faille à l’origine de ces détournements, de sorte à ne plus avoir la mainmise sur les opérations déjà dénouées. L’accusé, ayant probablement pris connaissance des travaux de réparation et de maintenance visant à verrouiller le système d’information, s’est évertué à intensifier la fréquence des virements destinés à son complice.
«Il y a quelques mois, nous avons opéré un contrôle sur le compte de l'entreprise ayant fait l’objet de falsifications. Nous n’avons rien constaté d’anormal puisque les sommes détournées avaient transité en dehors du système d’information de l’administration», ajoute notre interlocuteur à la DGI.
Les détournements auraient pu immédiatement être détectés si la TGR échangeait ses données en temps réel avec la DGI. Le chantier est déjà ouvert par la TGR, dans le cadre de la mise en place du nouveau système de gestion intégrée de la dépense (GID), et devrait à terme se traduire par un échange instantanné d'informations avec la DGI.
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A quelque chose malheur est bon, l’incident du receveur de Rabat a eu le mérite d’alerter la DGI qui s’attelle maintenant à parer définitivement à cette faille. «Le risque zéro n’existe pas, mais cela devient un sujet pour nous. Nous sommes en train d’auditer l’ensemble des RAF, de Tanger à Aousserd. Le système d’information sera minutieusement verrouillé pour éviter que cela ne se reproduise», tient-on à rassurer du côté de la DGI.
La bonne nouvelle, c’est que, grâce aux mesures préventives prises par la brigade régionale de la police judiciaire, le fisc a pu à ce jour recouvrer la totalité de l’argent liquide détourné, soit près de 30 millions de dirhams. Le reste des fonds dérobés, investis dans des actifs mobiliers et immobiliers, pour près de 9 millions de dirhams, ont été entre-temps saisis.
Présumé coupable d’abus de confiance, de blanchiment, de faux et usage de faux, Oussama K. risque jusqu’à dix ans de prison ferme.