Interrogé sur la place du Maroc sur le continent, Aroni Chaudhuri insiste d’emblée sur une réalité géopolitique et économique: «Le Maroc est aujourd’hui considéré comme l’un des principaux émergents africains. Sa situation de carrefour entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne lui confère un rôle stratégique unique». À ses yeux, cette dualité Nord-Sud, rarement maîtrisée avec autant de cohérence sur le continent, explique une grande partie de l’attractivité marocaine.
Le pays est en effet profondément intégré aux chaînes de valeurs européennes, notamment dans l’automobile, l’aéronautique et l’électronique. Les données de l’Office des Changes montrent que les exportations automobiles ont atteint plus de 141 milliards de dirhams (MMDH) en 2023, enregistrant un nouveau record, tandis que l’aéronautique a dépassé les 25 MMDH. D’ailleurs, Gilles Abensour, directeur général de Saint-Gobain Maroc, a rappelé que le Royaume «réalise désormais près de 15 milliards d’euros d’exportations automobiles». Cette intégration industrielle place le Maroc dans un corridor stratégique alors que l’Union européenne accélère ses politiques de «friend-shoring» et de sécurisation des chaînes d’approvisionnement.
Quant à Chaudhuri, il explique que cette configuration crée une dynamique d’investissements potentiels particulièrement visible pour les acteurs asiatiques. Face aux tensions commerciales entre l’UE et la Chine, «des groupes comme BYD ou Xiaomi peuvent envisager des implantations industrielles au Maroc pour contourner de futures barrières tarifaires et accéder au marché européen». Cette perspective s’inscrit dans les politiques européennes récentes, notamment la réforme du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et les enquêtes anti-subventions sur les véhicules électriques chinois.
À la dimension Nord s’ajoute un pilier Sud qui, selon l’économiste de Coface, représente un élément distinctif du modèle marocain. «La relation avec l’Afrique subsaharienne est un axe structurant de la politique extérieure du Maroc, portée directement par le Roi», rappelle-t-il.
Le rôle du Royaume comme hub africain s’appuie sur des investissements soutenus dans la banque, les télécoms, l’assurance ou les infrastructures. La part des investissements directs marocains en Afrique dépasse aujourd’hui 60% du total des IDE marocains à l’étranger, selon l’Office des Changes, et plus de 30 pays subsahariens accueillent des filiales de banques marocaines. Chaudhuri y voit un levier géoéconomique majeur: le Maroc sert d’interface pour les entreprises européennes et asiatiques cherchant à s’implanter sur des marchés subsahariens complexes.
Cette stratégie s’articule également avec des projets structurants tels que le gazoduc Nigeria-Maroc, les corridors logistiques atlantiques ou encore l’intégration énergétique régionale.
Une conjoncture intérieure portée par l’industrie et la demande domestique
Sur la situation macroéconomique, Aroni Chaudhuri insiste sur une dynamique globalement favorable, soutenue par plusieurs moteurs. «L’économie bénéficie d’une demande domestique solide, d’une consommation en reprise, d’une inflation maîtrisée et d’un secteur bancaire robuste». Bank Al-Maghrib relève que le crédit à l’économie progresse à un rythme annuel de 4,4%, témoignant d’un environnement financier liquide et régulé.
La contribution des industries manufacturières à la croissance confirme cette tendance. En 2023, les exportations industrielles ont dépassé pour la première fois celles des phosphates, un basculement que Chaudhuri juge «extrêmement positif». L’Office des Changes indique que les ventes du secteur manufacturier ont franchi les 260 MMDH, contre 75 MMDH pour les phosphates et dérivés. Pour l’économiste, cela marque «la transformation du Maroc en base manufacturière diversifiée, créatrice d’emplois et de stabilité économique».
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Malgré ces avancées, le poids structurel de l’agriculture continue de limiter le potentiel de croissance. «L’agriculture représente 12 à 15% du PIB et près d’un tiers de la main-d’œuvre. Dans un contexte de sécheresse prolongée, cela exerce une contrainte mécanique sur la croissance», rappelle Chaudhuri.
Les données du HCP confirment que la production céréalière a reculé à 34 millions de quintaux en 2023-2024, contre une moyenne historique dépassant les 55 millions. Le Royaume a connu cinq années de stress hydrique sévère, avec un taux de remplissage des barrages à 32,3%, contre 26,5% en 2024. Cette situation prolonge l’impact des déficits pluviométriques sur plusieurs campagnes agricoles et ralentit la progression de la demande rurale.
Croissance riche… mais insuffisamment créatrice d’emplois
L’une des limites relevées par l’économiste tient au caractère peu intensif en emploi des secteurs moteurs. Les industries automobile, aéronautique ou électronique génèrent de la valeur mais n’absorbent pas assez de main-d’œuvre, notamment urbaine. Le taux de chômage urbain des jeunes dépasse 32% en 2024, selon le HCP, une situation qui nourrit des frustrations et des tensions sociales.
«C’est un problème classique des économies émergentes», analyse Chaudhuri. «La montée en gamme industrielle crée de la richesse, mais elle ne résout pas automatiquement les défis de l’emploi», précise-t-il. Les politiques publiques doivent donc articuler compétitivité industrielle et stratégies inclusives.
L’économiste distingue deux volets dans l’action publique marocaine. Le premier concerne les infrastructures économiques et l’amélioration de l’environnement des affaires. Sur ce plan, il estime les avancées significatives: industrialisation rapide, logistique performante, climat d’investissement attractif, dispositifs comme les zones d’accélération industrielle ou les réformes fiscales entreprises depuis 2020.
Le second volet concerne les infrastructures sociales notamment l’éducation, la santé, les services publics… «Sur ce terrain, les résultats sont plus contrastés. Les besoins restent considérables, et les investissements sociaux doivent être renforcés», précise-t-il. Les dépenses d’éducation représentent environ 5,5% du PIB, un niveau comparable à la moyenne des pays émergents selon la Banque mondiale, mais les performances restent en retrait sur les compétences fondamentales.
Pour Chaudhuri, la mise en œuvre de la protection sociale généralisée, projet piloté par l’État depuis 2021, constitue néanmoins une base solide pour corriger ces fragilités.
La régionalisation avancée commence à produire des effets. Casablanca demeure le cœur économique, mais Tanger, Nador, Agadir ou Laâyoune renforcent leur attractivité. Tanger-Med consolide son rôle d’infrastructure logistique continentale, avec un trafic dépassant les 10 millions de conteneurs EVP en 2024, selon TMSA. La dynamique des investissements industriels dans le Nord traduit ce rééquilibrage.
Chaudhuri souligne que les politiques de convergence territoriale ne sont pas uniquement des dépenses sociales mais aussi «des dépenses économiques qui créent l’attractivité nécessaire vis-à-vis des investisseurs». Infrastructures hydriques, routes, énergie renouvelable et plateformes industrielles constituent les piliers de ce rééquilibrage.
Une dette maîtrisée et une crédibilité préservée
La question de la dette publique occupe une place importante dans les analyses de Coface. Aroni Chaudhuri insiste toutefois sur l’approche dynamique plutôt que sur le niveau absolu: «Avec une dette autour de 70% du PIB, le Maroc se situe dans une zone modérée pour un pays émergent. L’important est la trajectoire, le coût du service et la perception des marchés.»
Le ministère de l’Économie et des Finances confirme que la dette du Trésor représente 69,5% du PIB en 2024, et que la trajectoire de consolidation budgétaire reste intacte. Bank Al-Maghrib précise que le service de la dette extérieure demeure contenu, autour de 2,2% des exportations de biens et services, un niveau jugé soutenable.
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Les marchés internationaux valident cette trajectoire car le Maroc a réalisé en 2024 une sortie réussie sur les marchés obligataires internationaux, attirant une demande supérieure à 6 milliards d’euros pour une émission de 2,5 milliards, selon le ministère des Finances. Un signal de confiance pour Chaudhuri: «Le Maroc reste perçu comme un bon élève, crédible sur le plan budgétaire.»
L’analyse de l’économiste de Coface offre une lecture nuancée estimant que les fondamentaux marocains sont solides à côté d’une intégration industrielle profonde, en passant par la position géoéconomique enviée et la diplomatie économique cohérente. Mais les défis structurels – emploi, agriculture, capital humain – exigent , selon lui, une action publique soutenue et une stratégie de long terme.
À échéance 2030, la poursuite de la diversification industrielle, l’accélération des investissements sociaux et la résilience hydrique conditionneront la capacité du Maroc à franchir un nouveau palier de développement. Aroni Chaudhuri conclut sur une note d’optimisme quant à l’avenir du Royaume: «Le Maroc possède des atouts rares sur le continent. La question n’est pas de savoir s’il peut devenir un hub industriel et financier africain, mais à quelle vitesse il structurera les réformes nécessaires pour atteindre ce statut de manière durable.»








