Le temps d’une soirée, organisée par l’ONG danoise Nasim, le groupe marocain composé de sept musiciens, menés avec verve et maestria par Bachir Attar, a fait une démonstration magistrale de la maîtrise du langage musical qui, au-delà des clivages culturels et des différences linguistiques, s’adresse à l’homme en ce qu’il a de plus profond, de plus commun: sa quintessence.
“C’est notre quatrième visite à Copenhague, merci d’être venus si nombreux nous honorer de votre présence. Je ne vous parlerai pas des Jajouka, la musique saura mieux parler d’elle-même”, a lancé le maestro à l’adresse d’une assistance, tous âges et profils confondus, visiblement avide de découvrir des sonorités venues des ailleurs.
Et la musique a éloquemment parlé. Les sept musiciens, enturbannés et vêtus de leurs costumes traditionnels marocains composés de djellabas vertes et de babouches jaunes, ont entamé le premier temps de leur valse par des modulations savamment orchestrées aux sons de quatre ghaita qui, rythmées par une tambourine, donnent la réplique à deux plus grands tambours.
La partition des hautbois, au départ lancinante, enveloppe la salle comme par enchantement au fur et à mesure que s’accélère le tempo et que s’amplifie la cadence des roulements pierreux des tambours. On reconnaît nettement le rythme des Jbala, tout comme les hauteurs, les vapeurs et les reliefs du Rif marocain.
L’éclairage et les jeux de lumières aidant, l’assistance se sent comme emportée dans un voyage vers les cimes des montagnes du Rif, vers la localité de Jahjouka (100 km environ au sud de Tanger), de là justement où le groupe a gagné le monde par sa force mystique.
Faut-il rappeler que les Jajouka sont d’abord une confrérie de musiciens qui, fondée depuis un temps indéterminé, aurait des pouvoirs thérapeutiques? La légende raconte qu’au VIIIème siècle, la famille Attar invite Sidi Ahmed Sheikh, un sage et grand voyageur venu de la Perse, qui sur le chemin vers l’Andalousie terminera sa vie ici, là où il est enterré. Fasciné par les musiciens de la localité, il leur transmet son savoir métaphysique et leur apprend comment soigner les malades et les fous.
En bon héritier de la tradition, Mâallam Attar change de registre et passe avec sa troupe de la tonalité lancinante de la ghaita aux sons langoureux de la flûte, ce mystérieux instrument qui porte en lui à la fois le souffle du vent et la malléabilité des roseaux.
Entamées sur le ton d’une lointaine berceuse, les sons profonds et mélancoliques de la flûte font immédiatement leur effet sur l’assistance: Les uns ferment les yeux et se laissent aller, d’autres ponctuent la rythmique avec des hochements de tête, d’autres se tiennent le menton, l’air pensif…
Puis, infiniment lentement, le rythme change de tempo et le ton monte pour donner lieu à des airs joyeux propres à un temps printanier où l’on peut aisément reconnaître le souffle d’une brise matinale caressant le tapis vert d’une prairie ou les branches d’un olivier millénaire de Jajouca.
Toujours est-il que le groupe marocain a démontré son habileté à jouer avec égal bonheur des instruments pincés comme de percussion, à l’instar de ce troisième temps de sa soirée copenhagoise, où il a gratifié l’assistance d’une chanson en darija sur fond du majestueux hajhouj, d’un violon, d’une tambourine, et de deux tambours.
Il est vrai que les musiciens de Jajouka, jadis sollicités pour les mariages, les naissances et les circoncisions confinés aux montagnes du Rif, sont sortis de l’ombre à l’international grâce à l’écrivain américain Paul Bowles qui, installé à Tanger depuis 1947, les fit découvrir à toute la Beat Generation.
Curieux et amateurs d’expériences extrasensorielles, allaient affluer vers les contreforts du Rif (l’artiste performer Bryan Geysin, le guitariste des Rolling Stones Brian Jones, le romancier William Burroughs, le saxophoniste de free jazz américain Ornette Coleman, et pleins de documentaires, de concerts et de performances).Houcine Maimouni