De culture hispano-marocaine, Nadia Ouriachi Conejo, née à Casablanca, est la petite-fille d’un artiste peintre espagnol. Malgré une attirance précoce pour le dessin et la peinture, elle s’exprimera d’abord dans le stylisme avant de fréquenter l’univers du théâtre et du ballet pour lequel elle réalisera des costumes.
Après des cours d’histoire de l’art et des cours particuliers de peinture auprès d’un professeur genevois, elle reviendra à ses premières amours pour nous livrer des œuvres, aussi intenses qu’épurées dont elle nous parle aujourd’hui, avec cette même poésie qui habite son pinceau, cette même force qui émane de ses toiles.
Le360: Du fil vert au Fil rouge, d’«extrances» de terres à «extrances» de femmes, vos œuvres sont d’une délicatesse infinie et d’une force, pourtant, qui ne peut laisser indifférent. Elles commencent par happer le regard avec leur beauté saisissante, comme pour mieux engager un dialogue, nous parler d’autre chose, se révéler et nous révéler à autre chose. Seriez-vous d’accord de dire qu’il y a, dans votre démarche esthétique, une intention de charmer le regard pour mieux prendre les âmes, un peu comme un chant de sirène ? Nadia Ouriachi Conejo: Votre question est joliment posée puisqu’elle porte sur les finalités de la beauté apparente et elle m’invite à retourner à ce méandre de pétales, de labyrinthes et de chemins ondulés…, à ce fil vert qui puise initialement sa source. Cela se voyait dans mon travail ancien, dans une beauté naturelle, celle des fleurs, souvent solution de facilité pour n’avoir pas à créer une beauté artificielle proprement humaine. Je ne pense pas toutefois que ma démarche esthétique initiale, dans la série des œuvres « Fil vert », ait été de charmer, de séduire l’autre, mais peut-être que je peux donner cette impression. De la même façon, on dit que ma peinture aurait un côté féminin, ce qui est historiquement vrai pour la peinture de fleurs, du moins celle du XIXe siècle en Europe… Pour la débutante que j’étais, je pense que le choix s’est imposé, j’ai toujours aimé les fleurs des champs, les fleurs agrippées aux balustrades des balcons, aux façades blanchies à la chaux… J’avais peint ces fleurs dans de grands formats d’un mètre ou de deux mètres parce que j’avais alors besoin d’exprimer une liberté du geste possible dans un travail réalisé «alla prima». Ces œuvres ne sont pas une réplique de la beauté naturelle, mais un départ dans un labyrinthe, dans un univers angoissant où un minotaure peut être tapi, ce qui invite à chercher une sortie, un sens, une réponse à des questions qu’on ne se pose pas encore. « C'est dans le travail d'une vie que réside la véritable séduction » disait Picasso. "Dieu est avec les patients", dit le Coran.
Le360: Votre nouvelle exposition Fil rouge est dédiée à la femme. Les visages, quand ils se donnent à voir, interpellent par leur intensité. Les regards sont prenants. Les corps, des silhouettes recroquevillées ou des chairs déchiquetées, se font parchemins subversifs, palimpsestes d’autres écritures à déchiffrer dans les stigmates or et sang de la peau. Quelles sont ces mémoires de corps qui ont inspiré ces présences ? N.O.C: Le travail de la série « 180 », complété par des œuvres inédites, toujours sur la même thématique, est exposé sous le nom de «Fil rouge», allusion à Ariane. Ce n’est pas un sujet que j’ai choisi avant de le réaliser. Il s’est imposé à moi. La fleur était métaphore d’un corps, masculin parfois, féminin également, et ce corps créa la femme puis la femme créa l’histoire, mon histoire. J’ai alors compris où je voulais en venir en entrant dans le labyrinthe, vaincre à la fois Thésée et le Minotaure. Ces dessins au lavis, ces collages, ces décors à la feuille d’or représentent des visages de femmes que j’ai voulu voir surgir dans leur banalité, comme les corps de femmes que l'on croiserait dans la rue. Ces femmes sont à la fois très belles et enlaidies par une histoire de vie dont on voit les stigmates. Ces visages ambigus, ces corps en position recroquevillée, ces regards aux pensées perdues témoignent de vies brisées. Le tout sur des actes de mariage englués dans une matière qui tente de perpétuer ce qui est déjà mort. Et c’est ce que j’ai compris au terme d’observations et de réflexions sur mes œuvres. Ces tableaux, par ces bribes de textes qui parlent d’eux-mêmes, montrent des vies bafouées par des lois inappropriées, de plus en plus absurdes, faisant de ces êtres de simples numéros dans une société déshumanisée. A l’époque, je lisais un roman d’Amélie Nothomb qui évoquait des femmes qui, dans le regard des juges, n’appartenaient plus à l’humanité. Elles peuvent ainsi être révoquées et condamnées pour une faute qui n’est pas la leur, mais le problème est le même pour l’héritage.Néanmoins, ce travail pictural, qui présente à mi-voix des bribes d’histoires de femmes, d’ici et d’ailleurs, se veut également porteur de liberté puisque la palette fait alterner la douceur du lavis et l’intensité des traits, ombres et lumières, textes cousus indéchirables et leurs déchets éparpillés. On peut rappeler ce que disait Jean-Louis Giovannoni : « Ecrire, c’est se tenir à côté de ce qui se tait ». Je dirai : « Peindre, c’est faire face au silence de la parole et comprendre ce que cet autre moyen d’expression qu’est l’image cache ».
Le360: La terre, sous diverses formes, est toujours présente dans vos œuvres. Elle se déploie comme efflorescences, mais,aussi, comme traces et lumières sur les corps, langages de mondes réécrits où la mémoire et les silences se mettent à parler pour eux-mêmes, dans le détournement de la lettre, très présente dans vos tableaux. A quels univers, Nadia, nous renvoyez-vous et qu’essayez-vous de leur faire dire ou de nous dire d’eux?N.O.C: La couleur de la terre est très présente chez les peintres marocains. La terre dit l’essentiel et vous précisez ce que ces œuvres, en tant que mémoire, dégagent : silence ou lumière… Il y a le silence des souffrances subies et tues et la lumière de ce qui s’annonce dans les changements juridiques à venir. J’ai voulu exprimer à ma façon, en dehors de l’écriture, l’histoire de ces femmes afin qu’elles fassent partie de l’histoire. Pour cela, j’ai utilisé deux moyens, je dirais même trois. On voit, par exemple sur la peinture à l’huile «Tangerine Dream» la marque du temps. L’usure est représentée par des balafres qui griffent les corps ou les visages. Dans « Légende de femme », le corps est enseveli dans la pierre et il ne reste de lui que des traces. Ces corps et ces visages finissent par exprimer ce qui est habituellement non dit. Comment ne pas voir cette révolte encore silencieuse qui se traduit par des fissures par lesquelles on peut entrevoir des hurûf, des lettres isolées qui ne sont que des morceaux de textes de mariages ou de jugements de divorce. On entrevoit des cachets rouges, des numéros d’actes. Mais on imagine aussi toutes ces femmes répudiées et laissées pour compte, bien souvent avec des enfants à charge, ces femmes en train de perdre leur beauté et qui n’ont plus de leur jeunesse qu’un souvenir s’étiolant peu à peu.
Le360: Votre univers artistique est très épuré. Il est marqué d’une empreinte foncièrement contemporaine. Vous n’hésitez pas en effet à mêler différentes techniques et différents médias. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance de ce mélange des «genres» dans les univers que vous mettez en scène? N.O.C: Bien que mon travail ait été initialement un travail «figuratif», j’ai voulu m’éloigner d’une réalité que je ne souhaite pas qu’elle demeure figée. D’où l’attirance pour les principes de l’art contemporain. Cela se voit notamment dans la série «180», c’est un travail de dessin, de calligraphie qui utilise la lettre «Ayn» de Aicha, mais aussi le collage, la feuille d’or, le cuivre ainsi que d’autres produits corrosifs pour altérer l’œuvre et donner un effet d’usure. Ce travail est ensuite repris sur un support numérique pour être imprimé sur plaque d’aluminium, un support «froid» qui est en adéquation avec ce que je veux exprimer de plus en plus clairement. Néanmoins, un équilibre est présent par les tons choisis de gris et de vieux rose. Les femmes ne sont qu’esquissées au moyen de coups de crayon spontanés et mises dans un espace épuré, ce qui nous placerait dans une approche contemporaine. Ailleurs, dans d’autres tableaux peints à l’huile, je me suis souvenue de Klimt plus que d’Ensor ou de Schiele et les corps féminins gardent une froide capacité de séduction rendues par des calligraphies, des éclats colorés de particules, des ilôts de feuilles d’or. Mais finalement, tous ces éléments sont rongés et altérés par des produits et ne demeure plus qu’une moisissure verte. Voilà ce qui, à la fin, gagne, cette souffrance qui suinte des corps, ces non-dits que l’on voulait désespérément maintenir. Par ailleurs, dans cette exposition «Fil rouge», je présente quelques œuvres de style abstrait, mais qui va à l’essentiel. Quand on laisse son regard errer sur ces enchevêtrements où ombres et lumières se mêlent, on voit apparaître un cadre de fenêtre et par le grillage entre-ouvert s’envole une nuée de papillons.
Le360: "Fil rouge" a eu une très belle réception. Y a-t-il quelque chose qui vous touche particulièrement dans le regard de ceux qui reçoivent vos œuvres? Des réactions ou témoignages ont-ils particulièrement résonné en vous?N.O.C: Oui, l’exposition «Fil rouge» a eu un bel écho. En général, j’aime me tenir à distance du public pour pouvoir observer de loin, analyser les interactions, les jeux du corps, rapprochement et éloignements, vision de face ou de côté, tout ce qui témoigne de l’intérêt pour l’œuvre. Et puis, autrefois, il n’y avait que peu à dire sur mon travail, sinon sur les techniques utilisées. Cela a changé et je vais volontiers vers les spectateurs afin qu’ils m’expliquent ce que j’ai voulu faire, car s’il n’y a qu’une œuvre, il y a autant d’interprétations que de spectateurs. Je découvre alors qui je suis ou ce que j’ai voulu faire. Ce qui m’a le plus touché, à propos de cette exposition, ce sont les témoignages de femmes très éloignées de l’art que je pratique, mais qui furent d’une sensibilité extrême devant les œuvres de la série «180» et «Tangerine Dream». Elles ont compris immédiatement le sens des symboles présents. L’une d’entre elles est venue m’encourager à continuer. Et elle m’a fait une proposition étonnante: « Moi aussi, je veux faire partie de l’histoire et avoir des morceaux des documents juridiques de ma vie collés dans vos œuvres ». J’ai aussi le témoignage, lui aussi étonnant, d’un homme qui voyait dans les «pieds» des femmes le symbole de la beauté à l’époque où l’on ne percevait du corps de la future épouse, qui déambulait dans les ruelles de la médina, que la cheville. La femme voyait l’avenir et l’homme le passé. D’autres hommes aux cigares conquérants sont venus pour me dire que le sujet était très « fort » et surtout empreint d’une grande sensibilité féminine. Comme quoi, on peut danser sur un volcan. La peinture est un travail solitaire, ce qu’elle exprime est une construction collective. Présenter son travail au public, c’est, quelles que soient les lectures, aussi une récompense parce que c’est un partage et un échange. Il n’y a pas de pensée unique qu’on imposerait aux autres. La diversité des regards est infinie. Et c’est une leçon pour tous les donneurs de leçons.










