Lors de ma présence à l'IMA, j'ai été appelé, à deux ou trois reprises, à parler de ma démarche artistique . Ce que j'ai pu dire m'a donné un sentiment de frustration difficile à contenir: ne demande-t-on pas à l'artiste d'énoncer des certitudes, alors que son oeuvre, dans son essence, est faite, essentiellement, d'indétermination et de perplexité?
D'un autre côté, cela a éveillé en moi un désir intense de m'interroger sur les fondements de ce qui oriente ma démarche artistique et justifie le caractère spécifique de ma peinture . Mais quel sens donner à mes interrogations sinon au niveau d'un vécu et d'une mémoire?
Il y a des moments, au seuil de la vie, qui affectent intimement l'état profond de l'être, parce qu'ils ont bouleversé, quelque part, l'équilibre fragile de l'enfance. Ces moments laissent, inévitablement, une trace indéfectible dans les tréfonds de l'inconscient. Une trace qui se manifeste, de temps à autre, comme une petite douleur, comme une angoisse imperceptible qui palpite et qui cherche à se révéler, subtilement, à nos sens.
L'un des moments les plus forts de ma première enfance fut, incontestablement, celui de mon passage de l'enseignement conventionnel hérité d'un passé ancestral, à un autre type d'enseignement ouvert sur la vie moderne .
À l'école traditionnelle, que j'avais commencé à fréquenter à un âge très précoce, la formation était axée, essentiellement, sur la mémorisation méthodique des versets coraniques et sur les principes fondamentaux de l'Islam.
L'initiation commençait, rituellement, dès l'aube. Il s'agissait d'apprendre à écrire sur des tablettes enduites d'argile, en s'appliquant à reprendre, dans une concentration totale, le modèle tracé, préalablement, par la main sûre du maître. Et surtout se rappeler que la langue arabe s'écrit de droite à gauche et sa graphie est consacrée par la bénédiction divine.
Une initiation rigoureuse, avec un petit bout de roseau taillé avec finesse, une encre sépia, et une tablette enduite d'argile, suffisait à incruster dans la main et dans l'œil du petit enfant que j'étais, le rythme ondulatoire et subtil du tracé des lettres arabes.
Cela se passait à Boulemane, dans le Moyen Atlas, vers la fin des années quarante, au lendemain de la deuxième guerre. Les temps étaient difficiles, et les effets néfastes de la famine et des épidémies se ressentaient encore dans tous les foyers, profondément affectés par tant de souffrances et de drames.
Dans cette ambiance chaotique et incertaine, une forte tension s'était installée entre une tendance nationaliste, profondément attachée à sa culture et farouchement hostile à la présence étrangère, et une autre, dominatrice et virulemment instaurée par les autorités du protectorat .
J'avais vu mon entourage résister en s'accrochant aux bribes d'une identité brisée ; je l'avais vu malmené et opprimé. J'étais abattu, profondément abattu face à l'affliction et au désarroi de mon entourage. J'observais en silence, sans saisir le sens de ce qui se passait et, en cachette, je pleurais.
On avait fermé l'école coranique, emprisonné le maître - c'était mon grand-père - et renvoyé tous les enfants chez eux pour les intégrer de force, par la suite, dans un autre système scolaire, nouvellement institué .
J'avais rejoint la nouvelle école par un temps glacé, couvert et morose, cruellement morose à l'image de mon état d'âme. C'était vers la mi-novembre et j'allais avoir six ans. J'étais partagé entre une détresse terrible et une réelle fascination face à cet univers nouveau que j'appréhendais et dans lequel il fallait bien que je m'intègre, tant bien que mal.
Mais ce que je retiens, surtout, de ma première journée de classe, c'est un moment d'une émotion intense qui allait transformer mon mal-vivre en un élan instinctif qui me projeta dans un imaginaire magnifiquement salutaire : je venais de découvrir le monde magique et magnifique des images .
Mon esprit vaguait, allègrement, à chaque fois que je pouvais contempler les planches qui décoraient les murs de la salle de classe . Mon regard papillonnait, allait d'image en image en cherchant à se fixer quelque part . J'étais, particulièrement, attiré par une gravure qui représentait une battue sous bois ou apparaissait un grand cerf attaqué par une horde de chiens horriblement excités . J'avais la sensation d'être dans un rêve où apparaissaient les signes d'une violence qui me rappelait celle d'un réel récemment vécu. Cette scène de chasse m'attirait singulièrement et allait m'accompagner tout au long de ma première année scolaire .
Je commençais à aimer l'école, à aimer ma classe et aussi à découvrir une langue nouvelle, son accent embrouillé et son rythme dur à suivre. Mais voilà, dès les premiers jours de classe, j'avais rencontré une difficulté qui perturbait sérieusement mon initiation à l'écriture . Pendant les premières leçons, j'avais tendance à transcrire les lettres à l'envers comme dans un miroir, et les mots de droite à gauche comme je le faisait pour l'arabe . Mais au lieu d'être réprimandé, je constatais que cette maladresse amusait ma maîtresse ; je sentait même qu'elle l'intriguait quelque part . A mon grand étonnement, elle était restée attentive à tout ce que je faisais, jusqu'au jour où elle me surprit en train de dessiner : je copiais, minutieusement, sur une double page de mon cahier, la scène de chasse que j'ai évoquée plus haut . Admirative et souriante, elle fixa mon dessin au mur de la classe et m'offrit, le lendemain, une belle boîte en métal pleine de crayons de couleurs et un paquet de feuilles de dessin, d'un papier rigide et grainé. Ce geste fort et exaltant, me bouleversa fortement et me marquera pour toujours . Il venait d'éveiller en moi une passion dont je ne soupçonnais nullement l'existence . Parce ce que, ni en famille, ni dans mon milieu proche ou lointain, rien ne pouvait me prédisposer à aller dans ce sens .
Et maintenant, en me remémorant ces temps si éloignés, pourrai-je dire, sans ambages, que les réminiscences et les échos du passé, suffisent à justifier le sens d'une démarche et déterminer l'originalité de ce qui est créé? Une interrogation qui ne cesse de me harceler et qui devient, avec le temps, de plus en plus insistante . Mais, toutefois, je pourrais supposer que, si l'être ne peut s'éprouver que dans son devenir, le devenir ne peut se concevoir qu'à travers une mémoire." Abdelkébir Rabi'