Dans son nouveau livre, Tahar Ben Jelloun nous raconte l’histoire d’un couple qui s’aime et se déchire. Ils appartiennent à ces Fassis de Casablanca que l’on range généralement sous la catégorie de la «bourgeoisie infecte» (à traduire en arabe pour en goûter la quintessence). Ils puent le fric, la réussite, le cloisonnement égoïste et indifférent aux problèmes des autres...
Elle et lui sont comme le couple formé par Tom Cruise et Nicole Kidman dans «Eyes wide shut» de Stanley Kubrick: beaux, riches, heureux ensemble. Il suffit pourtant de gratter et le vernis s’évanouit pour laisser la place à des bleus, des creux, des ravins…
Ils sont aussi, la cruauté en moins, comme ces êtres décharnés décrits par Luis Bunuel, maître du surréalisme, dans «Le Charme discret de la bourgeoisie». Ce qui compte en toute circonstance, c’est de tenir son rang social, de faire bonne figure en société, de lisser la vitrine. Quitte à jouer la comédie et à sombrer dans le grotesque.
Les amants de Tahar Ben Jelloun ressemblent aussi à ces couples bourgeois et coincés que l’on retrouve d’une manière récurrente dans la filmographie de Claude Chabrol, avec en toile de fond les flétrissures d’une classe sociale aisée mais moisie, pourrie de l’intérieur. L’histoire du couple importe finalement moins que la peinture d’une certaine société rétive au changement, prête à se sacrifier pour ne pas se renier.
Derrière l’histoire de notre couple modèle qui joue au chat et à la souris, il y a donc la ville de Casablanca, dont l’urbanité chaotique renvoie au désordre que vivent un homme et une femme piégés par les vieux schémas de la tradition sociale, par le poids de la communauté et par la prééminence du Nous au détriment du Je.
En grand cinéphile, Ben Jelloun convoque Ingmar Bergman dont l’ombre flotte sur la décomposition du couple, comme dans l’inoubliable «Scènes de la vie conjugale». Le livre suit plus ou moins la ligne du film. Mais là où Bergman décortique les individus face à eux-mêmes, à l’écart d’une société (suédoise) froide et indifférente, presque inexistante, Ben Jelloun fait de ces individus des marionnettes téléguidées par les normes d’une société (marocaine) omniprésente, écrasante.
Pour rester dans le cinéma, et si Ben Jelloun convoque les fantômes nostalgiques de «Nous nous sommes tant aimés», «La Femme du boulanger», «Les Ailes du désir», ses amants pourraient, en gagnant en cruauté et en poussant davantage (jusqu’à la nausée?), basculer ou presque dans l’univers impitoyable de «Lunes de fiel» (Polanski) ou de «Breaking the waves» (Lars von Trier).
Moins psychologique, ou plutôt moins psychanalytique que Bergman, moins «prise de tête», et plus social aussi, plus léger, avec un ancrage politique bien identifié, l’univers de Tahar Ben Jelloun questionne d’abord sur le passage à la modernité et à la difficile question de l’émergence de l’individu. Les amants de Casablanca sont deux individus qui tentent de s’affranchir du poids de la tribu, et qui comprennent que l’émancipation est possible, voire inéluctable, mais à condition d’y mettre le prix…
Incapables de crever cette «bulle» de la bourgeoisie infecte et finissante, car ankylosée, telle que la décrivait Visconti dans «Le Guépard», les héros de TBJ la jouent à la marocaine. Ils trompent leur monde et leurs conjoints. Comme si tromper était leur dernier recours pour s’aimer.