J’envie ceux qui ont pu connaitre Edmond Amran El Maleh. Comme lui, je viens de Safi, la cité des sardines et des usines de conserverie toutes fermées et abandonnées les unes après les autres. Comme lui, je me suis laissé caresser par le rêve communiste et j’ai connu les «rifak» (camarades) Ali Yata, Abdellah Layachi, Simon Levy, Abdeslam Bourkia (un autre Safiot, né la même année, 1917) ou Abraham Serfaty.
Safi et le communisme, les sardines et les camarades, le prolétarisme et le progressisme, le rêve d’un monde meilleur, égalitaire et équitable, sans dieu ni maitre, l’amour de la littérature et des plaisirs de la vie, la littérature concise où les mots coupent mieux que les couteaux, les bonnes blagues potaches, les petites tournures de phrases qui griffent, le journalisme comme exutoire et petite bouée de sauvetage, la douceur dans la rage de vivre, la séduction pour faire parler la poésie et une sensibilité à nulle autre pareille, à fleur de peau. Et puis cet indéfinissable air de bohème…
Avec tout ça, j’ai trouvé quand même le moyen de rater cet homme, ce monument, dont on m’a tant parlé. Je l’ai raté au fil du temps mais il a continué à me poursuivre de ses assiduités. Quelque chose en lui me parlait, m’attirait, même de loin. Sa moustache de vieux papa débonnaire, que l’on devine gâteux, au charme fou. Ses rondeurs comme marque de tendresse et de douceur, peut-être la part féminine en lui.
Je recevais ses échos de loin en loin et je souriais. Un paragraphe écrit et partagé par-ci, une réflexion, une anecdote entendue par-là. De temps en temps, quelqu’un m’interpellait: «Edmond a dit ci, Edmond a écrit ça… Mais… Tu le connais au moins, n’est-ce pas?». Je répondais toujours: «Mais bien sûr». Je mentais, bien évidemment. Mais je mentais blanc, ça ne compte pas.
«Simone Bitton a su restituer les mille et un chemins, senteurs et saveurs, qui mènent tout droit au cœur de ce grand Marocain: Edmond Amran El Maleh»
— Karim Boukhari
Petit à petit, et sans connaître celui que ses amis appelaient l’Hajj, j’ai commencé à reconstituer les traits de sa personnalité, son itinéraire de pèlerin de Safi à Paris, ses doutes, ses petits renoncements et ses choix de vie.
Alors voilà. Après la prison et la déception des premières années de la postindépendance, il a choisi l’exil et laissé tomber la politique pour épouser, sur le tard, la littérature. De son passé communiste, il n’avait probablement gardé que le sens du partage. Quand il a fini par retourner au Maroc, à la fin des années 1990, il a ramené dans ses bagages, comme un cadeau, une sucrerie, un livre au titre lumineux: «Zrirek». Un livre que j’ai aimé avant de le lire, rien que pour ce titre gracieux et gracile, qui résume à lui seul les saveurs et les couleurs du passé et de ce monde disparu, évanoui, mais qui continue à nous hanter…
Tout cela pour vous dire l’émotion qui s’est saisie de moi quand j’ai découvert un merveilleux film: «Les Mille et un jours du Hajj Edmond», de Simone Bitton. Un pur bonheur. Avec la précision d’un orfèvre, et beaucoup de délicatesse, de pudeur aussi, Simone Bitton a su restituer les mille et un chemins, senteurs et saveurs, qui mènent tout droit au cœur de ce grand Marocain: Edmond Amran El Maleh.
Ce film a gagné un prix dans le récent Festival national du film à Tanger. Il a été diffusé par 2M et vous pouvez le découvrir dans sa version originale, avec une voix off de toute beauté, sur le site de la plateforme TV5. Essayez d’y goûter, plongez-y, ce film ressemble à ce plat magique dont seules nos grand-mères disparues avaient le secret. Ce genre de plat gourmand, tellement savoureux que l’on s’en lèche les doigts. À l’ancienne, à la marocaine, mon frère!





