En préambule, je tiens à signaler qu’il n’est aucunement question ici de prendre position pour l’un ou l’autre acteur du conflit qui se déroule depuis quelques jours en Ukraine, bien que j’aie ma position personnelle. Il s’agit avant tout d’analyser en partant des faits, les conséquences géostratégiques plus que géopolitiques de cet affrontement qui va au-delà de l’Ukraine. Car il est évident désormais que depuis l’avalanche des sanctions occidentales contre la Russie (économiques, sportives, culturelles, etc.), le bras de fer oppose en réalité la Russie au monde occidental dans sa totalité. Certains à l’image du ministre français de l’Economie, Bruno Le Maire, n’a pas hésité à parler de «guerre économique totale» déclarée par l’Occident contre la Russie et de l’effondrement irrémédiable de son économie, avant d’être sèchement recadré par Dimitri Medvedev.
Mais limitons-nous dans cette chronique au théâtre d’opération ukrainien. Car à en croire les médias occidentaux qui relayent et prennent sciemment pour parole d’évangile tous les communiqués du ministère ukrainien de la Défense, l’armée russe aurait déjà échoué en Ukraine. Cependant, en croisant les déclarations des Russes, des Ukrainiens et des témoignages sur le terrain, la situation semble tout autre.
L’armée russe s’est arrogée dès les premiers jours une supériorité aérienne totale. Notamment grâce à des frappes chirurgicales à l’aide de missiles de croisière de type «Kalibr-3M», qui ont détruit tous les aérodromes militaires, les systèmes de défense antiaériennes, les radars, les centres de commandements et de communication de l’armée ukrainienne. Les forces ukrainiennes sont désormais aveugles du fait de l’absence de radar, et incapables de manœuvrer sur leur territoire sans couverture aérienne et de coordonner leur mouvement. Dans ce contexte, le choix de Kiev fut d’abandonner les grands espaces aux Russes, et de tenter de convertir les principales villes en forteresses, dans une perspective de guerre urbaine.
La Russie, s’étant interdite à elle-même de recourir à des bombardements massifs dans les villes ukrainiennes, espérant toujours pouvoir retourner la population contre le pouvoir de Kiev mais également l’armée ukrainienne qui fut invitée par Poutine à faire un coup d’Etat, a opté pour une stratégie d’encerclement et de désarticulation de l’armée de terre ukrainienne. Rappelons qu’au moment de l’attaque russe, la composante la plus aguerrie et la mieux préparée de l’armée ukrainienne et des milices ultranationalistes (Régiment Azov et Pravyi Sektor) se trouvait à l’Est, sur la ligne de front contre les rebelles du Donbass.
L’encerclement de Kharkiv et de Marioupol visait avant tout à empêcher une retraite stratégique de ces régiments à Kiev. La capitale ukrainienne se trouve donc de fait privée de l’essentielle de son armée. D’où la décision de distribuer 25.000 Kalachnikov et 10 millions de munitions à des civils, dans la perspective d’une éventuelle guerre urbaine à Kiev.
Quant aux aides militaires annoncés par l’Occident, elles relèvent davantage d’un effet d’annonce communicationnel que d’une aide effective. Et cela pour au moins deux raisons. Car la question qui se pose, est comment ces armes létales parviendront-elles à l’armée ukrainienne?
Premièrement la voie maritime est totalement exclue, car l’armée navale russe a une suprématie totale en mer noire. De même, la quasi-intégralité des côtes ukrainiennes sont désormais sous contrôle russe, depuis la prise éclair du port de Berdiansk et de la ville de Kherson. Quant à Odessa, dernier grand bastion ukrainien sur la mer noire, elle est soumise à un blocus naval par l’armée russe.
Deuxièmement la voie terrestre. La Hongrie ayant officiellement annoncé que non seulement elle ne livrerait aucune arme à Kiev, mais qu’également aucun armement ne passera par son territoire pour atteindre l’Ukraine, les deux seuls pays de transit qui restent sont la Pologne et la Roumanie, puisque la Biélorussie au Nord est un allié inconditionnel de Moscou. Quant à la Moldavie, non seulement elle ne fait pas partie de l’OTAN, mais elle est séparée de l’Ukraine par la république auto-proclamée de Transnistrie.
Cependant, avant d’atteindre Kiev ou Kharkiv, les colonnes de camions qui devront transporter ce matériel militaire devront traverser tout l’ouest ukrainien jusqu’à Lviv, sans aucune couverture aérienne, face à des chasseurs-bombardiers russes qui pourront aisément les repérer grâce aux drones et la couverture satellitaire russe et les neutraliser. Même en atteignant par miracle Lviv, pour parvenir à Kiev qui rappelons-le est désormais totalement encerclée, ils devront se confronter à l’armée de terre russe, qui sera assistée par une couverture aérienne et par de l’artillerie lourde de longue portée. Or, l’intégralité du matériel que les occidentaux ont annoncés vouloir ou avoir livré à Kiev est constitué d’armes anti-chars (Javelin, NLAW,…) et anti-aériennes (Stinger, …) de courte voire de très courte portée, que l’Ukraine possède d’ailleurs déjà. Ces dernières peuvent certes être redoutables dans une guérilla urbaine, mais sont d’une inefficacité totale face à une armée de terre moderne et importante, qui plus est soutenue par une couverture aérienne et une artillerie de longue portée.
Incapable de facto de recevoir la moindre aide militaire de l’occident, l’armée ukrainienne et les milices néo-nazis se retrouvent piégés dans trois chaudrons que sont Kharkiv, Marioupol et Kiev. Mais si Kharkiv ne constitue pas pour l’instant la principale priorité stratégique de Moscou, il en va tout autrement pour Kiev. Puisque les objectifs affichés par la Russie consistent en l’arrestation de plusieurs personnalités ukrainiennes impliquées dans des crimes contre la population du Donbass (14.000 morts depuis 2014), la mise en place d’un nouveau pouvoir, et faire passer une nouvelle constitution qui fera de l’Ukraine un Etat fédéral avec une reconnaissance de l’indépendance des deux républiques auto-proclamées du Donbass et de l’annexion de la Crimée. Pour cela, Kiev devra être prise. Mais à quel prix?
Deux principales options se présentent à l’armée russe. La première, prendre d’assaut la ville de manière frontale avec un appui massif de l’artillerie et de l’aviation. Bien qu’ayant le mérite d’épargner au maximum la vie des soldats russes, cette option semble pour l’instant écartée, en raison des dégâts et destructions colossales que cela risque d’engendrer, mais avant tout en raison des pertes civiles qui se compteront par milliers, voire par dizaines de milliers. Or, le but n’est pas de raser la ville, mais de remplacer le pouvoir en place par un pouvoir qui donnera à Moscou la garantie d’une neutralité militaire de l’Ukraine.
La deuxième, moins brutale, sera assurément coûteuse en vies et en matériels pour l’armée russe. Puisqu’il s’agira d’un combat d’infanterie en milieu urbain, où il faudra conquérir la ville quartier par quartier, voire maison par maison. Dans ce scénario, la Russie pourra s’appuyer sur ses forces spéciales (les Spetsnaz) et les combattants tchétchènes de Kadyrov, qui ont une grande expérience de ce type de guérilla. Mais face à une ville convertie en forteresse, avec des barricades, des snipers et des dizaines de milliers de citoyens armées, la bataille risque de se transformer en carnage autant pour les Ukrainiens que pour les Russes.
La troisième option risque de prendre la forme d’un enlisement du conflit, à travers un siège sur plusieurs semaines de la capitale, avec des frappes chirurgicales contre les positions de l’armée ukrainienne dans Kiev. Mais chirurgicales ne veut pas dire parfaites. Sachant, que le matériel de défense militaire ukrainien est de fait positionné dans des quartiers résidentiels. Des pertes civiles, certes moins importantes que dans le cas d’un assaut frontal, seront à déplorer. L’objectif de cette approche est de saper le moral des soldats ukrainiens, en cherchant à provoquer soit leur désertion soit une mutinerie.
Ces trois scénarios s’imposent également dans le cas de Kharkiv, avec la seule différence et pas des moindres, que cette ville est majoritairement russophone et partiellement russophile. Il en résulte qu’à Kharkiv, l’armée ukrainienne ne pourra pas compter sur un soutien inconditionnel de la population comme c’est le cas à Kiev.
Dans ce contexte, l’hystérie médiatique occidentale et l’accélération de l’avalanche des sanctions contre Moscou traduisent peut-être le désir de Washington d’amener les russes à opter pour des assauts frontaux contre Kiev et Kharkiv, en vue de mettre fin le plus rapidement possible à cette opération militaire, qui certes sera une victoire russe sur le plan purement militaire, mais une victoire à la Pyrrhus qui aura le goût d’une défaite.
Mais il se trouve que sur le plan économique, bien que les conséquences des sanctions se feront sentir au niveau de l’économie russe, Moscou pourra compter sur des réserves de changes de 600 milliards de dollars et sur un fond souverain stratégique de 160 milliards de dollars. De quoi pouvoir tenir de longues et nombreuses années. Puisque tandis que Kiev tente de convertir ses villes en forteresses, Moscou a depuis 2014 fait de même, en sanctuarisant au maximum son économie.
Pour résumer, sur le terrain militaire, l’option de la défaite ne se pose à aucun moment pour l’armée russe. Le seul dilemme consistera pour elle à choisir quelle type de victoire elle voudra obtenir, à quelle vitesse, et à quel coût.