Le sacre de l’inculture

Zineb Ibnouzahir . Achraf Akkar

ChroniqueDe Tanger à Mehdia, même débâcle, même constat consternant, celui de l’amateurisme qui gangrène la gestion des communes et qui fait bien des dégâts en matière d’art public, tantôt inexistant, tantôt ridicule, à quelques exceptions près.

Le 27/06/2021 à 11h04

Il y a quelques jours, sur la façade du Technopark de Tanger, le visage de feue la photographe Leïla Alaoui reprenait vie, sous la main de l’artiste de street art Mouab Aboulhana. Un hommage rendu par un artiste à un autre artiste… Quoi de plus beau que ce passage de flambeau, entre le monde des morts et celui des vivants, pour l’amour de l’art et de l’autre.

Leïla Alaoui, figée en une fresque gigantesque, contemplait de son regard pétillant et bienveillant, celui-là même avec lequel elle immortalisait les Marocains dans leurs us et coutumes, leur fragilité, leur fierté, leur noblesse innée et leurs drames aussi, la ville de Tanger qu’elle aimait tant.

Si le visage de la grande artiste qu’elle était n’est pas connu de tous les Marocains, les portraits qu’elle réalisait des Marocains ont, eux, fait le tour du monde et grâce à elle, notre pays, notre culture, ont été représentés de la plus belle et touchante des manières aux quatre coins du monde.

Mais ne pas connaître la femme qu’elle était, l’artiste qu’elle fut, avant de périr sous les balles de terroristes à Ouagadougou en 2016, ne peut en aucun cas justifier la décision prise par les autorités de la ville d’effacer, non pas la fresque dans sa totalité, mais son visage… Et plus précisément, comme cela a été ordonné à l’artiste qui s’y est refusé, d’effacer les yeux et les traits du visage.

Un problème d’autorisation, a-t-il été avancé pour justifier cet acte impensable qui a consisté à recouvrir de blanc le visage de la jeune femme. Une autorisation qui a finalement été donnée par le wali de la ville, quelques heures plus tard, une fois que le mal était fait, suscitant un tollé sur les réseaux sociaux. Mais après tout, ce n’est pas grave, y'a qu’à recommencer et on n’en parle plus…

Faut-il se lamenter sur le ridicule de la première décision qui signe la mort de l’art ou applaudir la deuxième qui répare une bourde impardonnable? Difficile à dire, car cet épisode n’est que le remake pitoyable d’un scénario qui tend à se répéter dangereusement dans nos villes, d’autant quand celles-ci sont entre les mains de d'élus du PJD qui ont tendance à vouloir halaliser l’art, quitte à le faire disparaître.

C’était déjà le cas en juillet 2017, toujours à Tanger, où le conseil de la ville à majorité islamiste, dirigé par le maire El Bachir Abdellaoui, avait formulé une requête auprès du Conseil des Oulémas de la région afin d’autoriser, sous forme de fatwa, deux sculptures à l’effigie d’Ibn Battouta et d’Hercule. Requête qui avait été refusée… La représentation d’êtres vivants étant jugée, selon le maire, contraire à l’islam. 

«Etrange, cette demande du maire de Tanger. Pourquoi demander une fatwa du conseil des Oulémas?», s'interrogeait alors la Ligue nationale de lutte contre l’intégrisme dans un communiqué, dénonçant au passage le manque de sensibilité artistique et esthétique du maire, qui aurait pu consulter un panel d’intellectuels et d’artistes plutôt que des Oulémas. 

Plus au sud, à Mehdia, dans la région de Kénitra, on a trouvé la parade, quitte à donner des autorisations à des artistes amateurs pour réaliser des sculptures de toutes sortes– tant qu’elles restent halal et ne ressemblent à personne– et quand bien même celles-ci s’apparenteraient à des pénis fièrement dressés à la vue de tous.

Qui ne se souvient pas des désormais célèbres poissons-pénis de Mehdia, qui ont reçu l’approbation du conseil de la ville, et que l’on a découvert avec stupeur et consternation –un peu d’émerveillement aussi devant tant de candeur– plantés au beau milieu d’un carrefour en septembre 2020.

«C’est une sculpture!», «c’est de l’art!» nous a-t-on rétorqué, à nous autres profanes incultes, pour sauver la peau des poissons cyclopes, avant de finalement céder devant la déferlante des réseaux sociaux. On a alors calmé la plèbe en rasant à coups de burin la poiscaille indésirable.

De Tanger à Mehdia, même débâcle, même constat consternant, celui de l’amateurisme qui gangrène la gestion des communes et qui fait bien des dégâts en matière d’art public, tantôt inexistant, tantôt ridicule, à quelques exceptions près cela s’entend.

Alors à quand une gestion des projets artistiques destinés à l’espace public confiée à des professionnels dotés d’une culture artistique, d’un sens esthétique et dépourvu de cette fâcheuse tendance à limiter l’art en fonction de croyances pseudo-religieuses?

Par Zineb Ibnouzahir
Le 27/06/2021 à 11h04