Vous vous en souvenez peut-être, j’ai brocardé dans ces colonnes, la semaine dernière, la fatwa lancée récemment par le grand mufti saoudien Abd el Aziz Ech-Cheikh contre le jeu d’échecs. Zweig, Goethe, Nabokov et Leibniz ont été mobilisés pour montrer que cette décision était d’une niaiserie sans nom et que, comme tous les interdits prônés par les bigots, elle ne visait qu’à brider le développement intellectuel des enfants. Le but? Produire des adultes stupides et faciles à mener par le bout du nez- le genre de gugusse qui trouve parfaitement normal qu’on inflige mille coups de fouet à un jeune homme pour avoir exprimé une opinion légèrement divergente de l’orthodoxie bornée qui règne dans son pays.
Une lectrice meknassie perspicace m’a envoyé un message aussi poli que ferme : vous n’avez pas compris, monsieur le chroniqueur ! Votre indignation était précipitée. Là où vous n’avez vu qu’une manifestation de fanatisme religieux, il y avait en fait un arrière-plan politico-stratégique des plus subtils. Et l’intelligente dame (en voilà une qui n’a pas subi le lavage de cerveau des wahhabites) de m’expliquer la chose :
« Et si le grand mufti faisait un amalgame intentionnel entre jeu, religion et politique? Après tout le jeu d’échecs est originaire de Perse . Et qui dit Perse dit «chiites», ce qui fait dresser l’oreille des wahhabites sunnites. Ces deux branches de l’islam sont diamétralement opposées et elle s’opposent de plus en plus violemment ces derniers temps : voir le Liban, la Syrie, Daech, le Yémen, etc. »
Et la dame de continuer, implacable: « Echec et mat » vient du persan as-shah mat, c’est-à-dire « le shah est mort », un régicide effectivement perpétré par les Iraniens lorsqu’ils ont chassé Reza Pahlavi en 1979 pour mettre l’ayatollah Khomeiny à sa place. On comprend que les Saoudiens n’aiment pas du tout cette expression aussi violente que dangereuse pour leur propre monarque. Ce mufti qui fait mine de détester les pousseurs de bois (c’est ainsi qu’on appelle plaisamment les joueurs d’échecs) n’a pas une langue de bois, comme vous semblez le croire, mais une langue agile qui sait très bien ce qu’elle dit. En interdisant le jeu d’échecs, c’est symboliquement les Iraniens et donc le chiisme qu’il chasse de son pays. Bien cordialement. Signé : une fidèle lectrice, Mme B., Meknès. »
Mea culpa : je n’avais pas vu toutes les subtilités de l’affaire. Me voilà remis à ma place et mes yeux dessillés. Nos lecteurs sont intelligents. Tout n’est pas perdu!