Quand je faisais mes études de philosophie à la faculté des lettres de Rabat, durant une année, nous avions un cours sur la maladie mentale. Nous nous rendions à l’hôpital psychiatrique de Salé où les professeurs Roland puis Benaboud nous présentaient des cas de personnes atteintes de troubles mentaux à des degrés divers.
Nous étions tétanisés. Etre face à la folie, n’est pas chose facile. Nous pensions de manière quasi-automatique à notre propre état et nous nous projetions sur les cas présentés.
Nous sortions de là déprimés et inquiets.
A l’époque, on mettait tous les désordres mentaux dans la case de la folie. Or c’était souvent plus complexe que cela.
D’après une enquête qui vient d’être rendue publique, menée par le CESE, 48,9% de la population âgée de 15 ans et plus présente ou a déjà présenté des signes de troubles mentaux.
Ce chiffre est énorme. Il est global, certes, mais il n’en est pas moins inquiétant.
La même enquête nous apprend qu’il n’y a guère que 454 psychiatres dans le pays.
L’approche de la maladie mentale reste problématique. Aller consulter un psychiatre est une démarche difficile. Or, on ne peut pas obliger un malade à se présenter devant un psychiatre. S’il ne fait pas la démarche lui-même, il ne pourra pas guérir. Comment le persuader qu’une consultation ne fait pas de lui un fou? Souvent, cette personne ira volontiers voir des charlatans ou même séjourner dans des marabouts où elle subira des traitements irrationnels et dangereux. Elle fera davantage confiance à une chouafa qu’à un psychiatre.
Personne n’est à l’abri d’une dépression, d’un trouble de comportement, d’un désordre mental.
La dépression est une maladie. Ce n’est pas une simple mauvaise humeur. Une maladie qui se soigne avec des entretiens, une analyse approfondie des origines du mal, et aussi, dans certains cas, avec des médicaments de soutien.
Le Marocain résiste à se soumettre à la parole face à un psychanalyste. Cela ne fait pas partie de nos traditions. La révolution psychanalytique, partie de Vienne dans les années vingt, a conquis tout l’Occident mais n’a pas réussi à pénétrer les sociétés africaines et arabes.
Aller chez un inconnu, se mettre sur un divan et lui raconter ses rêves, cela reste étranger à la plupart des Marocains.
Je me souviens de Mostafa Safouan, un psychanalyste égyptien, établi à Paris. Il était lacanien, Lacan étant celui qui a fait une lecture différente des textes de Freud.
Je l’avais interrogé pour faire un article dans Le Monde sur «le monde arabe et la psychanalyse». Curieusement, ce thème-là ne l’intéressait pas. Pour lui, il y aurait une universalité de la psychanalyse. Impossible de le faire parler de son enfance égyptienne. Je n’ai rien pu écrire après.
Cet exemple est significatif de l’emprise de la psychanalyse sur les esprits qui l’adoptent.
Des médecins marocains se sont spécialisés dans ce domaine. Courageux, ils devaient lutter contre les préjugés et convaincre les gens de les prendre au sérieux.
Mon ami, le Dr Jalil Bennani qui exerce à Rabat depuis une quarantaine d’années a écrit des livres sur ces résistances et sur la manière d’amener le citoyen marocain à la confiance à l’égard de la psychiatrie.
454 psychiatres seulement! C’est très peu pour une population de plus de 35 millions d’individus.
De deux choses l’une, ou bien le Marocain considère que le fou c’est toujours l’autre, jamais lui, ou bien il trouve dans les troubles mentaux un «confort» qui arrange sa vie. (hbel terbeh!).
Ce qui en revanche se répand dans le pays, ce sont les «cours» du bien-être, le yoga, la gymnastique réparatrice, le coachisme en tous genres. C’est surtout la classe moyenne et aussi aisée qui croit à ces pratiques informelles. Pourquoi pas. Il en est de même de l’acupuncture, de l’hypnose ou d’autres formes d’interventions sur le corps et sur le mental.
Mais malheureusement, c’est le recours aux charlatans qui semble être le plus fréquent quand ça ne va plus.
Une pédagogie semble nécessaire pour convaincre le citoyen marocain du sérieux de la psychiatrie et de la psychanalyse. Il faut dire qu’à un certain moment, Lacan avait libéré la profession au point où n’importe qui ayant suivi une analyse pouvait se déclarer analysant et ouvrir son cabinet. Cela a donné des catastrophes.
Pour le moment rendons la démarche vers le psy aussi simple que d’aller consulter un médecin spécialisé dans des maladies physiques. Vaste programme, mais c’est un travail qui touche aussi bien l’éducation nationale que les médias et, bien sûr, le ministère de la Santé.