Tant que la justice ne s’est pas prononcée, le citoyen Bouachrine est innocent. “Présumé innocent’’ est un droit de tout citoyen qui se trouve un jour inculpé. Malheureusement, cette présomption d’innocence est de plus en plus ignorée par le grand public, en particulier par le nouveau tribunal qui s’est installé dans la tête de plusieurs personnes, le tribunal médiatique. Ces personnes ne disent pas qu’il est coupable mais insinuent une culpabilité sans avoir en leur possession aucun élément de preuve. Le pire dicton «il n’y a pas de fumée sans feu» est terrible. Il peut y avoir de la fumée avec ou sans feu. Tout est une question de perception et de principes.
Dans l’affaire du directeur de Akhbar Alyaoum, la justice est muette. On parle de vidéos, de plaintes, de preuves mais le public est tenu à l’écart. Ce qui lui fait dire des choses invraisemblables, car dès qu’il s’agit de sexe, les imaginations se mettent à bouillonner et les phantasmes s’accumulent et planent sur la tête de l’inculpé. On se dit si les juges ont décidé d’incarcérer Bouachrine, c’est qu’en principe ils ont entre les mains un dossier solide. C’est exactement ce que m’a répondu un juge parisien rencontré dans un dîner lorsque je l’ai interrogé sur le cas de Tariq Ramadan : «Nous ne pouvons pas nous amuser à mettre en prison une personne dont le dossier est vide». Sans rien révéler de ce qu’il connaissait à propos de l’islamologue, ce juge avait l’air sincère. Reste à attendre que la justice fasse son travail dans un cas comme dans un autre.
Les médias français ne s’intéressent pas au cas de Bouachrine. En revanche le Ramadan les obsède au point que L’Express de cette semaine lui consacre sa couverture et un dossier bien fourni.
Ce qui est intéressant dans ces deux procès, c’est qu’ils n’auraient peut-être pas eu lieu si le fils de Woody Allen n’avait pas fait une longue et minutieuse enquête sur les harcèlements sexuels dont ont été victimes plusieurs actrices de la part du producteur qui faisait la pluie et le beau temps à Hollywood, Harvey Weinstein, celui dont la puissance n’avait d’égale que sa mégalomanie. Il est aujourd’hui à terre, ruiné, fini et plus personne ne lui tend la main.
L’onde de choc de ces révélations du New York Times n’a pas cessé de provoquer des drames en Europe et au-delà jusqu’à notre pays.
En France le mouvement de la prise de parole par les femmes a bouleversé la société et nombre de célébrités ont été accusées d’avoir profité de leur pouvoir pour exiger des faveurs sexuelles aux personnes dont le travail dépendait de leur bon vouloir. Le résultat est étonnant: les hommes révisent leur attitude habituelle à l’égard des femmes; le gouvernement révise l’échelle des salaires des femmes qui sont généralement moins payées que les hommes pour le même travail; les féministes sont dans les médias et s’imposent avec force; les victimes de violence ou de harcèlement prennent la parole et plus personne n’est à l’abri.
C’est un changement profond dans la société française. Il y aura un avant et un après le scandale Weinstein. Et ceci pas uniquement à Hollywood mais aussi à Khémisset ou à Gerba.
Au Maroc, on avait eu l’affaire du commissaire de police Tabit dans les années 90. Scandale, horreur, procès, condamnation à mort puis exécution (le 5 septembre 1993). Mais à l’époque les Marocains ne se sentaient pas concernés par cette affaire. Ils avaient suivi ce feuilleton exactement comme si c’était une série télé, comme un spectacle horrible, mais comme on dit «ça n’arrive qu’aux autres». Pourtant cet énorme scandale aurait dû être suivi par la promulgation d’une loi contre le harcèlement sexuel et moral. Rien n’a été fait, car tout le monde avait considéré que le cas Tabit était un cas à part, hors de l’ordinaire. Les viols, les chantages, les violences contre les femmes n’ont pas cessé. Il a fallu la lutte de quelques femmes courageuses au sein d’associations de la société civile pour que les choses changent un peu. Cependant l’article 489 qui condamne l’homosexualité et l’exercice de la sexualité en dehors du mariage, n’a pas été écarté du Code pénal. Ce qui a changé, c’est la presse qui informe de plus en plus sur ces dérives d’une société où l’omerta et l’hypocrisie étaient de rigueur.