Peut-on imaginer une seconde les deux grands chanteurs égyptiens, Mohamed Abdelwahab et Farid Al Atrache en venir aux mains et se battre publiquement dans un aéroport ? Non, évidemment. On ne verrait pas non plus Abdelwahab Doukali et Abdelhadi Belkhayat se disputer publiquement. De manière générale, ni Georges Brassens, ni Léo Ferré, ni Charles Trenet et encore moins Jean Ferrat ne se seraient permis de se conduire de manière vulgaire et honteuse dans un espace public. Eux, ce sont des poètes, des créateurs, des personnes de qualité inspirées par la vie, l’amour et les grandes et belles valeurs. Ces poètes ont enrichi la langue et ont rendu populaire la poésie de Louis Aragon, de Jacques Prévert et de Baudelaire.
Evidemment cela n’a strictement rien à voir avec le spectacle horrible, moche, violent et d’une incommensurable vulgarité que deux rappeurs, Booba et Kaaris, ont donné l’autre jour dans le hall de l’aéroport d’Orly-Ouest. Deux rappeurs qui portent la violence dans leurs propres chansons (si on peut appeler cela des chansons).
Aujourd’hui la poésie est ignorée, mise à l’écart et n’intéresse plus les grands éditeurs et les journaux. C’est une époque qui est en train de tuer la poésie, la vraie, la sublime. La rentabilité économique est devenue l’obsession des éditeurs. A la trappe la poésie et les poètes ! A la place, nous avons le rap. Il m’est arrivé d’écouter du rap et même d’aimer certains morceaux. Mais le rap que j’aime n’est pas celui de ces deux brutes qui se déplacent avec leurs fans et se bagarrent comme dans un mauvais film américain.
J’ai écouté «Tchoin», un clip où des créatures de rêve simulent l’acte sexuel avec force. C’est un monde à part. En vue d’oublier ce bruit saccadé j’ai écouté «L’Embellie» une sublime chanson de Jean Ferrat et pour me laver les oreilles j’ai écouté Abdel Halim Hafez chanter durant une heure le poème de Nizar Kabbani «Rissaltune tahta al ma’e».
Cette violence est hélas quasi «normale» aujourd’hui. Les émissions grand public à la télé distillent jour après jour, semaine après semaine, une médiocrité visant les sentiments les plus bas. On s’insulte, on hurle, on parle de sexe sans aucune retenue (souvenez-vous de la question que posa Thierry Ardisson à Michel Rocard, premier ministre français à l’époque : sucer, est-ce tromper ?). La décadence de la décence et de l’esprit intelligent a commencé dans ces émissions qui ont du succès parce que le public aime et réclame de la vulgarité. Cela le rassure, puisque ce sont les autres qui sont vulgaires, lui, il ne fait qu’en jouir.
La bagarre entre les deux rappeurs serait due en fait à une trahison d’amitié. Booba aurait pris sous son aile Kaaris ; mais vite ils sont devenus concurrents. Mais de là à passer aux agressions en lieu public, il y a un seuil que les fans de l’un et de l’autre ont franchi allègrement.
Booba, de son vrai nom, Elie Yaffa, est né en 1976 à Boulogne-Billancourt. Il se fait appeler «Le Duc de Boulogne». Il est considéré, si j’en crois un de mes enfants, comme «le grand rappeur français, qui dénonce le racisme». C’est aussi un homme d’affaires qui a su fructifier son image.
Kaaris est ivoirien, né à Cocody, près d’Adidjan en 1980. Il a déclaré : «quand je rappe, j’attaque tout le temps».
Les titres de leurs albums sont assez significatifs : «Criminelle League» et surtout «Kalash» (kalashnikov). Entre les deux, il y avait de l’amitié et de la solidarité. Mais il paraît que le plus jeune n’aurait pas supporté d’être sous la coupe du «Duc».
Les trahisons d’amitié sont les plus dures à encaisser. C’est une douleur qui donne beaucoup de chagrin. C’est une blessure qui peut, dans certains cas, engendrer de la violence. C’est apparemment ce qui vient de se passer dans l’aéroport d’Orly-Ouest. A présent qu’ils sont tous les deux écroués en attendant leur procès début septembre, ils auront tout le temps de penser à ce que Montaigne appelle «La soudure fraternelle», c’est-à-dire ce que doit être une amitié véritable.