Quelle soirée, mon Dieu ! Quel tumulte ! Quelle tornade ! J’y ai éprouvé que les groupies de « Kazem », voilées ou pas, jeunes ou moins jeunes, pouvaient être plus féroces, pour pouvoir se placer au plus près de la scène, où allait se produire l’artiste de Mossoul, qu’une foule d’ouvriers agricoles de la Chaouia, accourus à Ben-Slimane lors d’un concert des Abidet Errma, organisé à l’occasion de l’anniversaire du prince héritier Moulay-Hassan. Les talons aiguille font plus de mal que les pataugas ou les tongs …
Cependant la magie s’installe d’emblée dès que l’orchestre de 40 exécutants, tous marocains, éclate de ces accents orientaux dont la fameuse « danseuse nationale » égyptienne, Samia Gamal (1924-1994) disait qu’ « elle retourne l’âme » ; une musique à la fois tonitruante et voluptueuse, sur laquelle surfe à merveille, avec une facilité quasi irréelle, la voix de stentor de Kazem Saher. Les paroles de ses chansons, veloutées ou carrées, plongent aussitôt la féminité orientale dans un délicieux bain de passion, avec un bon zeste de patriotisme sans lequel toute émotion arabe est incomplète.
SOSIE DE MANUEL VALLSCet artiste 100% viril, macho sans complexe ( les ultra-féministes sans cesse occupées à rechercher la « part féminine » des vrais hommes, n’ont pas osé montrer le bout du nez ce soir-là…), exerce avec son homologue syrien Georges Wassouf, une véritable hégémonie — ô combien subie avec délices! — sur les cœurs féminins du Machrek au Maghreb. Il n’est pas faux non plus que l’Arabe chanteur ait une ressemblance physique par moments frappante, avec le Catalan Manuel Valls, actuel chef du gouvernement socialiste français …
Donc, ce soir-là, à Rabat, au Théâtre national Mohamed-V, le jour de l’ouverture du XVe Festival Mawazine, ce fut tout de suite une étonnante étreinte, à la fois pudique et brûlante, entre une salle à au moins 80% féminine, survoltée, enthousiaste jusqu’au délire, tapant des mains, reprenant les refrains, dansant, photographiant, etc.
On avait là des éléments à foison pour saisir sur le vif une sociologie du monde du spectacle en Orient — car cette soirée-là, un beau morceau du Maghreb s’était installé sur un tapis volant voguant vers l’Orient arabe …
L’ALTER EGO DE WASSOUFCet Orient en pleine tragédie où Kazem Saher est né en 1957, à Mossoul, sous le règne de Fayçal II le Hachémite et où domine à présent un calife de soufre et de sang… Lors du vrai démarrage du chanteur irakien, en 1995, au Festival du Caire, beaucoup d’Arabes crurent que Saher était chrétien (comme Wassouf et aussi Sabah, Fayrouz ou Majda Roumi…). Ce fut démenti. Alors commença, et ce n’est pas fini, la discussion de savoir si le chanteur était chiite, comme son père, ou sunnite, comme sa mère. L’énigme demeure et les partisans de la voie paternelle notent qu’un jour il a salué publiquement la mémoire de l’imam Hussein, petit-fils de Mahomet et figure tant aimée par les chiites. Cependant, relèvent les soutiens de la voie maternelle, Kazem a reçu en 1995 au Festival de Fez, cette distinction rarement accordée par la capitale spirituelle du Maroc sunnite : la clé de la cité millénaire. C’était l’année où l’Irakien avait chanté avec toute son âme « Ne souffre point Bagdad ! », aussi bouleversante chanson, ou plutôt cantique ou ode, rappelant le pathétique, « Je t’aime ô Liban ! » de Fayrouz lors de la guerre du Liban (1975-1990)
LE MYSTERE DEMEURE Sur l’aspect confessionnel de son profil, l’artiste entretient, et il a bien raison, le mystère. Il a laissé seulement voir, sur le net, un bout de son tapis de prière, sur le sol de sa chambre. Pour ceux des musulmans croyants, se situant au-dessus de la querelle chiito-sunnite, et il y en a plus qu’on ne le croit, y compris au Maroc, l’essentiel est que leur chanteur adoré ne soit point mécréant.
L’amant arabe idéal, le gendre parfait ne se livre pas dans le lointain Canada où il s’est installé et d’où il s’envole de temps en temps pour venir envoûter un peu plus ses fans d’Afrique du Nord, du Levant et du Golfe arabo-persique. Les années, les succès, les tragédies n’ont pas plus altéré sa voix que sa silhouette, toujours aussi svelte et sportive et qui plus est toujours bien mise en valeur par un tailleur aux doigts de fée … La magie Kazem Saher dure et perdure, et demeure au Zénith. Le vent de folie amoureuse qui a soufflé avec une force irrépressible cette nuit de mai à Rabat, est là, encore, pour le prouver.