Si l'on m’avait rapporté cette conversation, je ne l’aurais pas crue. Et pourtant, je vous jure sur ce que j’ai de plus cher qu’elle est parfaitement authentique.
Ça s'est passé la semaine dernière. Une enseignante de collège demande à me voir: deux de ses élèves travaillent sur mes romans. Ce serait bien de mettre au point un questionnaire qu’ils devraient remplir, de donner un arrière-plan historique du texte, de distinguer fiction et réalité, etc. Très bien. Le rendez-vous est fixé dans la cafétéria de l'université d’Amsterdam.
Après une petite heure de travail, tout est réglé. Avant que la dame (une Hollandaise d’origine marocaine, venue ici il y a deux décennies après un diplôme obtenu à Tétouan) ne reparte vers ses pénates, nous buvons un café et parlons de choses et d’autres –ce que les Anglais nomment small talk. C’est alors que Tamo (on l’appelle comme ça? Je ne vais tout de même pas donner son vrai prénom…), Tamo me pose la plus étrange question qui ait jamais assailli mes oreilles:
– Alors, Mr L., vous êtes dans quelque camp? La Terre est-elle plate ou ronde?
Interloqué, je balbutie:
– Pardon?
– La Terre est-elle plate ou ronde?
De plus en plus ahuri, je réponds:
– Mais elle est ronde! L’affaire est entendue depuis des siècles, sinon des millénaires. Quelle question bizarre!
– Ah, soupire Tamo, déçue. Vous êtes de ces gens-là… Les athées… Quel dommage…
Dans cette jolie cafétéria aux couleurs pastel, j’ai envie de me pincer pour me réveiller de ce rêve absurde –ou est-ce un cauchemar?
– Comment ça, athée? Je ne vous permets pas… Que voulez-vous dire?
– Eh bien, la Terre est plate, c’est écrit dans le Coran. Ecoutez, c’est clair: “Et quant à la Terre, Nous l'avons étalée et…” Et après, je ne me souviens plus, mais c’est clair.
– Je sais bien, c’est dans la sourate 15. Mais ça ne fait que refléter une évidence: à l'échelle humaine, pour un homme qui regarde autour de lui, ça semble plat. Une arène, une clairière, le lit d’un oued… Mais à plus grande échelle, elle est ronde, bien qu’un peu…Elle m’interrompt:
– Pas du tout. Le cheikh Abdul-Aziz d’Arabie saoudite, le plus grand des oulémas, l’a clairement dit et répété il y a quelques années: “La Terre est plate. Quiconque clame qu’elle est sphérique est un athée méritant un châtiment.”
Elle me regarde triomphalement. C’est tout juste si elle n’ajoute pas:– Et toc!
J’aspire lentement une bonne goulée d’air. Jamais je n’aurais imaginé que j’aurais un jour cette discussion surréaliste dans une université, au cœur battant du savoir… Je fais un geste vers la rue, le canal paisible, le ciel bleu:
– Plate, hein? Donc, si vous vous mettez à marcher dans cette direction, tout droit, vous n’allez jamais trouver une limite?
Tamo me regarde comme si j'étais un débile mental:– Mais non [idiot, pense-t-elle], à un moment donné vous allez arriver au bord!
– Au bord?
– Mais oui.
– Et au-delà du bord, il y a quoi?
Elle lève les bras au ciel, les yeux clos, toute pénétrée, comme en extase:
– Allah ye’lem! [Dieu seul le sait!]
– Et les millions de photos prises de l’espace qui montrent une belle Terre bien ronde?
– Vous les croyez, vous [pauvre naïf]? Qui a pris ces photos? Les Américains, les Russes, les Chinois: tous des athées!
Pour la première fois de ma vie, je ne sais que dire. Je m’avoue vaincu. Officiel: ce jour-là, à Amsterdam, la bêtise à front de taureau a battu à plates coutures l’humble recherche rationnelle de la vérité. Groggy, je me lève, les genoux tremblotants, soudain aphasique. Je conduis Tamo jusqu'à l’ascenseur, lui serre la main le regard absent et me dirige vers mon coin du ring… je veux dire: vers mon bureau. Je m'affale sur une chaise.
Me revient alors à l’esprit une anecdote historique qui jusque-là m’amusait beaucoup. On s’était un jour moqué de l’évêque Berkeley parce qu’il n’arrivait pas à comprendre le calcul infinitésimal récemment inventé par Newton. Vexé, l’évêque s’était vengé en excommuniant en bloc les mathématiciens. Tous des athées! avait-il fulminé. C’était en 1742… Nous avons trois siècles de retard.
L’immense vague d’ignorance et de stupidité partie du désert saoudien et de la montagne talibane a fini par tout submerger, même la ville où Descartes se réfugia pour penser librement et où Spinoza fut le précurseur génial des Lumières.
C’est fini, amis de la science et de la raison. Nous avons perdu. Demain j'achèterai un qamis blanc (c’est très seyant), je me laisserai pousser la barbe et je ne lirai plus qu’un seul livre. Et surtout, je ferai très attention à ne pas m’approcher du bord de la Terre, de peur de tomber encore plus bas.