L’autre jour, à propos de rien, j’appris à mon éditeur que le service militaire venait d'être rétabli au Maroc. Nous étions à Paris. L’homme hocha la tête, sirota quelques centilitres de son gin-fizz en levant les yeux vers le plafond du bar du Lutetia– le fantôme de Hemingway y rôde encore– puis me dit ceci:
– J'espère que vous en ferez meilleur usage que nous. Au moins sur un point.
– Lequel?
Il ne faut jamais poser une question à un érudit si on est pressé. Heureusement, je ne l'étais pas. Mon interlocuteur eut tout loisir de me donner un cours sur le thème inattendu de “service militaire et tabagisme“. En voici la substantifique moelle:
– J’ai été enrôlé sous les drapeaux au début des années soixante, en pleine guerre d’Algérie. La première chose qu’on nous donna fut… Tiens, je te laisse deviner.
– Un uniforme? Un casque? Un tromblon? Des godillots? La photo de De Gaulle? De la brillantine? La princesse de Clèves? Une gourde?
A toutes mes suggestions, l'éditeur opposait un non! aussi bref que définitif. Au loin, la façade du Bon Marché brillait de mille feux; moi, je me perdais en conjectures. Quand j’eus donné ma langue au chat, il me dit:
– Un paquet de cigarettes!
Puis:
– Je vois à ton sourcil froncé que cela te choque. Sache que tout Français de mon âge a commencé à pétuner le premier jour de son service– et gratuitement encore: l’État régalait. C’est une histoire qui vient de loin: du 18e siècle, précisément. Sa fonction principale était de veiller à ce que les sentinelles ne s’endorment pas. Les grognards de Napoléon fumaient la pipe, et là encore, c'était aux frais de la princesse, ou plutôt de l’Empereur. Après la guerre de Crimée, les officiers français délaissèrent la pipe pour la clope– du tabac roulé dans une feuille de papier– à l'exemple de leurs alliés ottomans.
– Ils auraient pu voler aut’ chose aux Turcs. Les rahat-loukoum, par exemple.
– Dans l’entre-deux-guerres, vers 1930, apparurent les ‘Gauloises troupe’, les pires cigarettes jamais grillées par l'Homme– on aurait pu tout aussi bien fumer le pot d'échappement d’une Ford T. Et de nouveau, c’est au premier jour du service militaire qu’on fourguait aux jeunes pioupious, à peine sortis des jupes de leur môman, cette abominable saloperie. Ça a duré jusqu’en 1972!
Au sortir du Lutetia, le laïus de Bernard B. ne cessait de résonner dans ma tête. C’est pourquoi je m’autorise deux choses dans ces augustes colonnes:
1. J’adresse une demande pressante au général qui administre le service militaire: pourriez-vous, cher monsieur, faire en sorte qu’au lieu d’apprendre à fumer, ces jeunes gens apprennent à détester le tabac?
2. Je lance un appel aux lecteurs du 360.ma: que pourrions-nous demander d’autre au général? Des cours de langues? d’instruction civique? d’écologie? Après tout, ce service pourrait être une formidable chance de former des citoyens sains, responsables et agréables à côtoyer.
Selon Boswell, le fameux Dr Johnson aurait dit un jour, à propos des Écossais: “You have to catch them young!” Ce bon mot s’applique tout aussi bien à nous. Pour faire quelque chose d’un Marocain, “il faut l’attraper jeune”. Ça pourrait devenir la devise de notre service national...