Samedi dernier, au Salon de Genève, Jacqueline Chebbi, professeur émérite de l'université de Paris VIII, auteur de plusieurs livres érudits, fait un exposé lumineux des thèses qu'elle a développées dans son dernier ouvrage Les trois piliers de l'islam. Après trois quarts d'heure de monologue, la parole est donnée à la salle, comme on dit.
La première personne à s'emparer du micro, et qui est donc censée poser une question, ne pose pas de question en fait: elle reproche vertement à Mme Chebbi de ne pas tenir compte de tous les détails, même les plus infimes, qui figurent dans le Coran ou dans la sira, la biographie “officielle“ du Prophète. C'est un scandale!
Le professeur Chebbi répond calmement qu'un historien sérieux s'appuie sur des documents, des épigraphes, des textes provenant de sources différentes et qui se recoupent ; bref, elle donne un petit cours express de méthodologie scientifique.
Mais la virago qui n'a pas lâché le micro se fiche bien de la méthodologie (connaît-elle seulement le mot?), elle répète que tout est dans la sira et qu'il n'est donc nul besoin de recherche historique.
-Vous voulez donc supprimer l'Histoire et les historiens?, demande, incrédule, Jacqueline Chebbi.
Pour apaiser les choses, je m'empare du micro et j'essaie d'expliquer que ce débat n'a pas lieu d'être. Celui qui ne veut que vivre sa foi peut se contenter de la sira, celui qui veut faire œuvre d'historien prendra la sira comme un document parmi d'autres et cherchera inlassablement, en dialogue avec les anthropologues et les linguistes, à étendre notre connaissance du sujet.
Je croyais avoir apaisé les choses. Funeste erreur! La dame courroucée m'englobe maintenant dans sa furie, elle se lance dans un discours aussi échevelé qu'incompréhensible qui se conclut ainsi:
-Je vous interdis de parler de l'islam!
Tel que! Jacqueline Chabbi et moi nous nous regardons puis nous haussons les épaules. Tout ce qui est excessif est insignifiant, disait Talleyrand. Et à l'insignifiance il n'y a à opposer qu'un silence navré. Le micro est donné à d'autres personnes qui, elles, posent des questions et ne décrètent pas des interdictions.
Une demi-heure plus tard, et alors que nous nous dirigeons vers l’endroit où aura lieu le traditionnel dîner des auteurs, voilà que nous avisons notre censeur dans un coin de l'immense halle où se tient le Salon. Surprise! Elle a une cigarette fichée dans la bouche; vulgairement parlant, elle fume comme un pompier. C’est pourtant une zone non-fumeur. Nous ne pouvons résister au plaisir malicieux de lui crier:
-Madame, n'est-ce pas haram ou au moins makrouh, ce que vous faites?
Elle hausse les épaules et ne répond rien. Elle a le droit, elle, de nous interdire de parler de l'islam, mais personne n'a le droit de lui interdire de fumer…