La Hogra, pour les humiliés du monde entier

Le360

ChroniqueJe discutais avec une assemblée composée de Français, d’Espagnols et de Libanais. Nous avons bien sûr parlé de l’affaire Mohcine Fikri, ce malheureux poissonnier mort broyé dans une benne à ordures. Et tous m’ont posé cette question: «Mais la Hogra, qu’est ce que ça veut dire ?

Le 03/11/2016 à 10h31

Cette semaine, j’ai eu la joie de faire un passage express au Maroc pour présenter mon roman Chanson douce (Gallimard). Et j’avais envie de partager avec vous les quelques réflexions que ce voyage m’a inspiré.

Samedi, j’ai présenté mon roman devant un public nombreux et passionné à Rabat. Quelle émotion, pour moi, de voir ces visages connus et inconnus, ces regards bienveillants, dans la ville qui est celle de mon enfance. Là, je reconnaissais une de mes institutrices. Ici, un professeur de français qui, le premier, m’avait tendu un roman de Dostoïevski. Les jeunes gens, et en particulier les jeunes femmes, m’ont beaucoup touchée. Des lycéennes, des étudiantes, s’étaient déplacées et elles sont nombreuses à m’avoir manifesté leur affection et leur soutien.

A la sortie de la conférence, une jeune femme s’est avancée vers ma mère. «Excusez-moi de vous déranger, lui a t-elle dit. Votre fille a écrit un premier roman très cru, impudique, sur la sexualité. Et le second, très noir lui aussi, porte un regard sans concession sur la maternité. Voilà, j’écris moi aussi, et j’ai envie d’aborder ce genre de sujets mais j’ai peur. Je crains de me brouiller avec ma famille, d’être incomprise, d’être rejetée par mon entourage. Dites moi madame, en avez-vous voulu à votre fille? Avez vous eu honte d’elle?» Bien sûr, ma mère a rassuré cette jeune femme qui brûlait de prendre la plume. Elle l’a encouragée à se lancer dans cette merveilleuse aventure qu’est l’écriture. Oui, il faut oser. Qu’importe le sujet, l’écriture est subversive. L’acte même de prendre la plume est un acte rebelle mais il peut être aussi un geste généreux.

Lundi, à Casablanca, je discutais avec une assemblée composée de Français, d’Espagnols et de Libanais. Nous avons bien sûr parlé de l’affaire Mohcine Fikri, ce malheureux poissonnier mort broyé dans une benne à ordures. Et tous m’ont posé cette question: «Mais la Hogra, qu’est ce que ça veut dire?» Bien sûr, pour un écrivain, ce genre de questions lexicales est toujours passionnant.

Toute la journée j’ai pensé à ce mot, qui résonne pour moi comme une triste évidence. Ce mot, je l’ai entendu pour la première fois en Algérie lorsque j’y ai fait des reportages en 2009 et 2010. La hogra, l’humiliation, le sentiment du mépris que procure l’abus de pouvoir et la médiocrité de ceux qui l’exercent. La hogra, ce sentiment du petit face à la machine qui le broie.

Je me souviens d’une promenade aux abords du marché central à Rabat, lorsque j’avais seize ou dix sept ans. Une femme vendait à même le sol des paniers en osier et des petits sacs qu’elle avait cousus elle-même, dans un joli tissu fleuri. Je me souviens du policier qui est passé à ce moment là. Il portait de vieilles bottines dont le bout était usé. Lui-même avait l’air misérable. C’est avec ces bottines qu’il a donné un coup de pied violent dans les paniers de la dame qui se sont retrouvés dans le caniveau. Le tissu blanc, recouvert de fleurs, était taché de boue. Le policier n’a pas dit un mot, il a juste fait un geste de la main, la bouche tordue par le mépris. Il lui a signifié de partir, de dégager. La femme pleurait et ses larmes, je ne les ai jamais oubliées.

Tous, nous avons assisté à ce genre de scène, dans les marchés, dans les administrations, dans les hôpitaux ou bien dans les salles de classe. Les plus privilégiés, dont je fais partie, ne sentent pas cette hogra dans leur chair, elle ne les rend pas fous de colère, de désespoir. Nous en sommes les spectateurs, impuissants et néanmoins révoltés.

Dans l’avion qui me ramenait à Paris, j’ai lu un article que le quotidien Le Monde consacrait aux pauvres. La France, comme tant d’autres pays, souffre de «pauvrophobie», terme qui désigne selon l’association ATD Quart-Monde le rejet dont les pauvres sont victimes. Les déshérités, les clochards, les migrants, les misérables comme les appelait le grand Victor Hugo, on ne veut pas les voir, on ne veut pas les rencontrer. Pire, on fait d’eux les responsables de tout, on les traite d’assistés, de vampires sociaux. Plutôt que de faire preuve de solidarité à leur égard, on les voue aux gémonies, on les invisibilise.

Dans les villes françaises, des incendies ravagent les centres d’accueil censés porter secours aux plus démunis. Les municipalités installent des grilles autour des bancs ou des piquets sur le sol pour empêcher ceux qui n’ont pas de toit de venir s’y reposer. On ferme des fontaines pour empêcher les familles de Roms de venir y boire.

La hogra est universelle et nous pourrions prêter à tous les damnés de la terre ce mot si fort, si triste, ce mot qui résonne comme un cri pour les laissés pour compte du monde entier. Que vaut une société qui ne sait pas regarder en face les petites gens, les humiliés, les offensés? Victor Hugo, grand écrivain du peuple, écrivait: «Le peuple a sa colère et le volcan sa lave, qui dévaste d’abord et qui féconde après.» Ne l’oublions pas.

Par Leila Slimani
Le 03/11/2016 à 10h31