Comment se porte la démocratie dans le monde? Le bulletin de santé reste sujet à caution. Les évaluations sont faites annuellement par des instituts spécialisés. La plus significative, sans doute, est celle faite depuis 2006 par The Economist Intelligence Unit (EIE). Celle portant sur l'année de référence 2020 donne des indications intéressantes: la moitié des pays dans le monde sont des démocraties parfaites ou imparfaites. En affinant, l'on a 23 pays de démocratie parfaite (14 %), 52 de démocratie imparfaite (31%), 35 de régimes hybrides (21%) et 57 de régimes autoritaires (34%). Pas de quoi pavoiser. A noter au passage que trois pays (l'Algérie, le Mali et le Burkina Faso) ont basculé du rang hybride à celui… d'autoritaire. D'autres ont suivi au cours de l'année écoulée.
Comment ne pas le noter? Les démocraties sont fragiles. Et peu nombreuses. Sur les 109 Etats qui sont indépendants depuis 1960, seuls 29 ont été dirigés sans interruption par des gouvernements démocratiques; ceux-ci présentent ces traits communs: un niveau de vie élevé et des groupes d’intérêt acceptant les résultats de la compétition démocratique, exception faite de l'Inde, de Malte, du Costa Rica et de la Jamaïque.
La démocratie? Cela conduit à s'interroger sur la démocratisation comme processus ou encore comme dynamique d'approfondissement de la qualité démocratique d'une communauté. Les études portant sur cette problématique couvrent globalement deux champs de recherche qui se sont développés tant en science politique: la transitologie et la consolidologie. La transitologie ou l'étude des transitions démocratiques s'intéresse aux raisons et aux processus qui ont déterminé la libéralisation d'un régime autoritaire. Quant à la consolidologie, elle regarde le degré d'institutionnalisation des règles démocratiques et le développement d'une culture démocratique endogène –la consolidation démocratique, donc des régimes politiques.
La politique comparée conduit à cette conclusion prévisible et facilement observable: les pays économiquement prospères sont davantage susceptibles d'être des démocraties que les pays pauvres. Dans cette même ligne, la probabilité que des pays prospères demeurent démocratiques est beaucoup plus grande s'ils connaissent une croissance économique. De plus, il faut s'interroger sur la relation entre l'augmentation de la richesse et la stabilité politique. Amartya Sen, économiste indien et prix Nobel d'économie en 1998, avait montré que les pays pauvres qui sont démocratiques ne connaissent plus la famine –telle l'Inde– à la différence des pays autoritaires (la Chine communiste entre 1958 et 1961, le Cambodge, la Corée du Nord) ou encore des pays dirigés par des dictatures militaires (l'Ethiopie, le Soudan, la Somalie...).
Cela dit, il faut mettre en perspective le processus historique de démocratisation qui s'est décliné avec trois vagues successives. La première a suivi la Première Guerre mondiale, avec l’Allemagne, des pays d'Europe de l'Est et d'Amérique latine qui se sont dotés d'un régime démocratique. Mais beaucoup de ces nouvelles démocraties ont disparu à la suite de la crise économique de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale. La deuxième vague, après 1945, a suivi avec l'Allemagne et l'Italie qui ont alors rétabli la démocratie. Pendant la période de la décolonisation (1947-1960), un grand nombre d'anciennes colonies se sont donné des régimes démocratiques en accédant à l'indépendance, sauf à relever qu'une bonne partie de ces nouvelles démocraties ont disparu à la suite de coups d'Etat militaires.
La troisième vague, elle, est intervenue avec les années 1970. Elle intéresse trois pays de l'Europe méridionale, devenus démocratiques après de longues années de dictature (la Grèce et le Portugal en 1974 et l'Espagne en 1978). Un mouvement qui s'est étendu un peu plus tard à l'Amérique latine où plusieurs Etats ont rétabli la démocratie après une période de dictature militaire: l'Equateur et le Pérou (1978), la Bolivie (1982), l'Argentine (1983), l'Uruguay (1984), le Brésil (1985), le Chili (1989). En 1989 et 1990, la démocratie s'est imposée dans la plupart des pays de l'Est (l'Allemagne de l'Est réunie depuis à l'Allemagne de l'Ouest, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie); elle s'est également imposée à l'extérieur de l'Europe: les Philippines (1986), la Corée du Sud (1987), le Pakistan (1988-1999), le Nicaragua et Haïti (1990), l'Afrique du Sud (1994) et le Guatemala (1995). Les régressions n'ont pas manqué dans cette séquence: Haïti (1991), l'Algérie (1991), deux ans seulement après les élections démocratiques de 1989, le Pakistan (1999), avec un coup d'Etat militaire. Enfin, la démocratie demeure très fragile dans la plupart des anciennes républiques soviétiques d'Europe de l'Est. Un certain nombre d'échecs sans doute, mais au final un mouvement significatif depuis quatre décennies, sans doute vers la démocratie.
Quels facteurs peuvent pousser à la démocratisation? Comment expliquer ce mouvement? Sans doute ces paramètres liés entre eux d'ailleurs: l'usure de certains régimes autoritaires, les pressions internationales, le désir de sécurité, l'aspiration à la dignité, enfin le besoin de développement économique. Depuis plus de trois décennies, pour s'en tenir aux pressions de la communauté internationale, il convient de noter que de nombreux pays –européens ou occidentaux– ainsi que des organisations internationales (Banque mondiale, OCDE -Organisation de coopération et de développement économique) ont fixé de nouvelles conditions pour l'octroi d'une aide économique, en particulier le respect des droits de l'homme et des minorités ou encore une transition démocratique. L'Union européenne, pour sa part, a établi des règles très contraignantes pour les pays qui veulent y adhérer.
Les changements démocratiques évoqués revêtent certes de l'importance mais il faut se garder d'exagérer leur signification et leur portée. Voici une vingtaine d'années, Francis Fukuyama a publié un ouvrage à grand succès (The End of history, traduction française: La Fin de l'histoire, Paris, Flammarion, 1994). Il a soutenu que la démocratie capitaliste est sortie victorieuse de la grande lutte idéologique des XIXe et XXe siècles; qu'il ne restait plus de conflits; et que, par conséquent, l'histoire telle que nous la connaissions était terminée.
Depuis, l'histoire s'est-elle vraiment arrêtée? Aucunement, avec des mouvements vers la démocratie mais aussi vers l'autoritarisme dont l'une des variantes est ce que l'on appelle des régimes dits «libéraux». Référence est faite ici à des régimes hybrides où la dérive autoritaire et la concentration des pouvoirs faussent la compétition démocratique (Pologne, Hongrie, Roumanie Turquie, Russie...): séparation des pouvoirs déséquilibrée, affaiblissement des contre-pouvoirs notamment le Parlement et les juges.
Cette qualification a été forgée en 1997 par le politologue américain Fareed Zakaria et a été ensuite théorisée par la science politique. Elle n'est pas mise en avant à propos d'une mutation propre à l'Europe post-communiste où la greffe démocratique n'aurait pas pris. N'est-elle pas révélatrice d'un épuisement plus profond de la «démocratie libérale»? Il manque encore une théorie générale permettant d'expliquer le mouvement de démocratisation, et en particulier les facteurs qui déterminent la phase de libéralisation. Mais des pistes se dégagent à cet égard: l'importance des «Pactes», le lien entre la démocratie et la liberté individuelle. Quant au point de savoir si l'économie de marché va de pair avec la démocratisation, ce n'est pas probant ni dialectique. Les contre-exemples sont, par exemple, Hong Kong, la Corée du Sud –avec un régime militaire de plus de 40 ans– et surtout... la Chine! Mais c’est là une autre histoire.