En visite mercredi au Centre culturel ukrainien à Londres, le prince William s’est fendu d’une déclaration qui n’est pas passée inaperçue selon laquelle la guerre était normale en Afrique ou en Asie mais avait un caractère «extraterrestre» en Europe.
Le duc de Cambridge ne faisait là que rejoindre les dizaines de propos, émanant d’analystes ou de politiciens, d’ici et d’ailleurs, sur des médias qui ont pignon sur rue:
- «Maintenant, l’impensable est arrivé. Et il ne s’agit pas d’un pays en développement, d’un pays du tiers monde. C’est l’Europe!» (ITV).
- «C'est très émouvant de voir des Européens aux yeux bleus et aux cheveux blonds se faire tuer» (BBC).
- «Ils nous ressemblent tellement. C’est ce qui rend la chose si choquante. L’Ukraine est un pays européen. Ses habitants regardent Netflix et ont des comptes Instagram, votent lors d’élections libres et lisent des journaux non censurés. La guerre n’est plus une chose visitée par des populations pauvres et éloignées.» (The Telegraph).
- «Il y a eu Grozny c’est vrai; il y a eu Alep, c'est vrai, et c'est terrible…. Sauf que là, on est en Europe, et donc on ne peut pas imaginer que cet état-nation puisse périr comme ce qui s'est produit dans ces terres à majorité musulmanes.» (LCI )…
A cette grille de lecture oscillant entre religion et couleur de peau, à cet européocentrisme qui flirte avec le racisme et l’idéologie suprémaciste, s’ajoute une amnésie volontaire dont il convient de rafraîchir la mémoire.
Pour rester juste dans les temps modernes, dans ce continent qui s’étend selon la définition géographique conventionnelle et selon la conception gaullienne, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux chaînes des montagnes de l’Oural, faut-il rappeler les guerres en Tchétchénie?
Depuis 1994, aux marches caucasiennes de la Fédération de Russie qui siège au Conseil de l’Europe, ce sont deux guerres à huis-clos d’une rare violence marquées par des violations massives des droits humains et du droit international humanitaire, la destruction quasi-totale de la capitale et des infrastructures économiques et sanitaires, les centaines de milliers de victimes civiles alors qu’un cinquième de la population, fuyant la terreur, avait pris le chemin de l’exode devant l’inertie, voire la complaisance des médias et des chancelleries occidentales!
Il fallait bien ménager les bonnes relations politiques et commerciales avec la Russie, couverte par la cause commune nommée «guerre globale contre le terrorisme».
Il faut dire aussi que tout en étant «bon teint», les Tchéchènes, victimes d’une punition collective, sont l’objet d’amalgames et de préjugés ethniques et religieux, commodes aussi bien en Russie qu’auprès de ses partenaires, myopes à souhait selon les cas de figure.
La réalité n’est pas toujours nette mais comment croire en la sincérité de ce pathos actuel et en ces larmes chaudes versées sur l’Ukraine quand le regard a été détourné du Donbass sans le moindre signe de compassion envers les populations russophones sous le feu des armes qui plus est, selon certains standards, bien blanches et bien chrétiennes!
«L’Europe est indifférente, car elle a laissé la manette à Washington qui est trop content de mettre la pression sur la Russie sur sa frontière occidentale. C’est dommage que l’Europe et notamment la France et l’Allemagne, signataires des accords de Minsk II, ne joue pas un rôle plus important. Les Européens n’ont pas besoin de nouvelles guerres sur leur continent ni que d’autres nations négocient en leur nom...», disait l’écrivain franco-serbe, responsable d’une association humanitaire, Nikola Mirkovic dans une interview publiée en 2019 dans la revue de géopolitique «Conflits» sous le titre «Donbass: drame au cœur de l’Europe».
Toujours dans cette Europe oublieuse de ses propres démons, le spectre des horreurs et du nettoyage ethnique en Croatie, en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, liés à l'éclatement de l’ex-Yougoslavie, plane encore.
Souvenons-nous du génocide de Srebrenica, désigné comme étant le «pire massacre commis en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale».
Guerres mondiales nées en Europe, guerres chimiques, guerres civiles, guerres froides, guerres religieuses… L’Europe a toujours été un continent, tout aussi belliqueux que les autres, théâtre de trop de conflits meurtriers -à part une brève parenthèse fondée sur des communautés d’intérêts- pour feindre aujourd’hui les offusqués.
Ne comptons pas les braises soufflées en direction des autres continents entre colonisations directe ou indirecte, armement de tout et de son contraire, ingérence sous toutes les formes depuis l’exportation de la «démocratie» jusqu’au droit d’intervention humanitaire masquant à peine la vieille politique de la canonnière…
Tout le monde n’a pas la mémoire aussi courte.
Il ne faut pas s’étonner si plusieurs Africains pour ne parler que d’eux, tout en dénonçant l’invasion militaire russe et en se solidarisant avec les victimes civiles ukrainiennes, refusent de s’aligner sur un des deux camps politiques.
L’exaspération avait d’ailleurs atteint son comble avec l’appel placardé sur les murs Facebook des ambassades d'Ukraine au Sénégal et en Algérie (de même que des allégations de recrutement au Nigeria).
- Aux protestations officielles exigeant la suppression de la publication, s’ajoutent les commentaires révoltés de citoyens lambda sur les réseaux sociaux que l’on peut résumer en substance: c’est du mépris total et un manque de respect pour l’Afrique. Pourquoi ne font-ils pas appel aux Asiatiques ou aux Américains?
- Le temps des tirailleurs sénégalais, pour servir comme chair à canon, est révolu!
- Ne nous trompons pas de combat! C’est une guerre entre Européens, nous en subirons assez l’impact économique et financier pour avoir, en plus, à nous en mêler!