L’acquis suffisait à réussir dans la vie. L’innovation technologique était lente. Quand un nouvel appareil était sur le marché, on avait le temps de s’y adapter pour en maîtriser l’utilisation. Les modes d’emploi étaient faciles à comprendre. On pouvait faire fonctionner un appareil même sans mode d’emploi.
Mais on est passé trop vite de la mécanique, facilement maitrisable, au numérique… La galère!
Quand ta télévision faisait des caprices, tu lui assénais un bon coup de poing et elle fonctionnait. Tu tournes l’antenne jusqu’à obtention de l’image. Tu utilises la couscoussière pour capter des émissions. Une panne de voiture? Tu soulèves le capot, tu tritures et ça redémarre. Aujourd’hui, tout est digitalisé. Il te faut un technicien spécialisé pour tout: pour mettre en marche ta télévision, ta machine à laver, ton micro-ondes. Ce qui te donne la fâcheuse sensation d’incapacité, de nullité!
Du stylo et du papier, tu es passé au clavier de l’ordinateur. Quel confort! Mais que de résistance au changement. La majorité d’entre nous est autodidacte. La transition est dure car elle suppose de sortir de sa zone de confort. Beaucoup de personnes bloquent. B., 68 ans, détenteur d’un doctorat: «impossible d’écrire sur le clavier. J’ai des nausées». La résistance au changement, inconsciente, bloque le passage à un nouveau mode de transcription.
Le grand bouleversement est arrivé avec internet! Là aussi, l’ignorance menace. Il a fallu un apprentissage ardu. A peine on arrive à en maîtriser, péniblement, les applications qu’elles changent. Rebelote! Tu te sens ignorant, tu angoisses, tu cherches de l’aide…
La hchouma (la honte)? Les jeunes générations s’adaptent vite à la digitalisation. Ils ont acquis des réflexes dès le plus jeune âge car ils baignent dedans. Les moins jeunes traînent et perdent leur autorité sur les jeunes: avant, le savoir et le savoir-faire valorisaient l’adulte et se transmettaient de parents à enfants, des aînés aux jeunes.
Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui guident les aînés et les coquins, ils s’en délectent: «quoi maman, tu ne sais pas? C’est pas vrai!». Suivi d’un éclat de rire qui heurte ta dignité de parent. Parfois, du haut de ton savoir acquis par tes études et tes années de riche expérience, tu te retrouves à quémander à un gamin de 10 ans, une application sur ton smartphone. Chouha (scandale), il se moque de toi, tu as envie de le tabasser! A peine enfants, ils sont des jnounes (des génies) et toi qui a roulé ta bosse… Un pauvre ignare !
Quelques rares aînés suivent des formations, mais la majorité se débrouille comme elle peut. Et j’en fais partie. Se retrouver face à un outil que l’on ne peut utiliser est une insulte à tes diplômes. Tu peux être face à une personne analphabète ou à peine lettrée, autodidacte, qui maitrise bien mieux que toi le digital.
Au Maroc, le digital a développé de nouveaux métiers chez une population sans qualification professionnelle, fraîchement urbanisée, constituée essentiellement d’hommes qui s’improvisent techniciens, grâce auxquels les démunis s’équipent en smartphone et, moins souvent, en tablette et ordinateur.
Le souk de Derb Ghalef en est un exemple. Des jnounes capables de satisfaire tous vos besoins. Souvent, ils sont spécialisés dans une seule technique où ils excellent. Mon ordinateur, encore sous garantie, fait un bruit. Le délai de réparation est d’un mois. Je cours à Derb Ghalef: un jeune, niveau collège, ayant quitté la campagne depuis deux ans. Il colle son oreille sur l’ordinateur: «elbantilatoure! (le ventilateur)». Méfiante, je le vois enfouir sa tête dans un carton poussiéreux, sortir une pièce. Trente minutes après, mon PC était réparé pour 200 DH.
En 2019, un opérateur téléphonique organisait un forum: «le numérique au Maroc, inclusion ou exclusion». Je devais intervenir pour dénoncer l’exclusion de la majorité des jeunes Marocains, privés de smartphone performant et d’ordinateur. Avant le forum, j’ai été avec mon époux de Casablanca à Dakhla, en voiture pour découvrir la région. A 1.600 km de Casablanca, nous cherchions la route d’une zawiya. En plein désert, pas d’indication, pas âme qui vive. Soudain, un chantier, un jeune ouvrier sahraoui. Nous lui demandons l’information. Il sort de sa poche un vieux smartphone, cabossé, entouré de scotch et de sparadrap: «marhba; je vais chercher allocalizassio (la localisation)!». Moi qui voulais soutenir que les pauvres sont exclus du numérique, pensant que j’étais incluse!
Une belle voiture, 2 intellectuels qui capitalisent 4 doctorats, 2 smartphones performants… Et dépourvus de réflexe digital ! Nous sommes la génération du «GPS marocain»: demander à une personne. Alors, au forum, j’ai dit que maîtriser le digital n’est pas toujours lié au niveau socio-économique, mais à une mise à jour continue du savoir-faire et la capacité d’adaptation au changement.
A la faculté, un étudiant sort son téléphone pour faire un exposé. Je suis choquée: «monsieur, on expose avec des fiches en papier». Et puis je me remets en question et demande aux étudiants d’argumenter. Ils m’ont convaincue. J’ai pris conscience de ma rigidité. C’est une génération des écrans et non pas du papier et stylo comme fut la mienne.
Ainsi, alors que les plus jeunes surfent aisément dans l’ère du digital, les moins jeunes se sentent dépassés, peinant à se soumettre à des mises à jour perpétuelles. Pour cela, il faut une souplesse qui n’est pas évidente chez les aînés. Le Covid-19 nous en a fait prendre conscience avec les activités en distanciel où chacun a dû réapprendre à travailler avec de nouvelles techniques.