Au début des années 1980, je lisais la poésie de l’inclassable Ahmed Bouanani et je me prenais pour le futur Rimbaud Marocain. Je rêvais beaucoup. Alors j’écrivais des petits poèmes que j’envoyais régulièrement à «L’Opinion des jeunes».
Mounir Rahmouni, le responsable de la page, était un nom magique pour moi. Il était amoureux du rossignol arabe (Abdelhalim Hafez) et à force de le répéter dans ses écrits, il a fini par me contaminer. Et je me suis mis à aimer, à mon tour, le rossignol… Un amour qui dure toujours, d’ailleurs.
Tout ça pour vous dire qu’un jour, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis parti à Rabat, direction «L’opinion», avenue Allal Ben Abdellah. J’ai demandé à voir monsieur Mounir Rahmouni. On m’a dit d’attendre. Et j’ai attendu, attendu. Et rien, rien, le temps passait et pas de Mounir Rahmouni pour moi.
A un moment, alors que je perdais espoir, j’ai vu passer un homme sans âge, maigrichon, avec un énorme cache-col qui lui avalait la gorge et une partie du visage. Mauvaise grippe? Bronchite chronique? Le monsieur semblait raser les murs, tellement il avait la démarche hésitante, le dos légèrement voûté.
Je lui ai demandé: «S’il vous plait, pourriez-vous me dire si Monsieur Mounir Rahmouni est là? Je suis venu de Casablanca pour le voir». Alors il s’est arrêté et il s’est redressé d’un coup: «Mounir Rahmouni, c’est moi!».
Je l’ai suivi dans son petit bureau où il n’y avait pas grand-chose, en dehors des piles de lettres qui tombaient de partout. Il m’a offert un café, on a échangé quelques bouts de phrases, et puis au revoir et merci. Et j’ai repris le train, content d’avoir mis un visage sur un nom, peut-être surpris devant l’humilité d’un homme que j’imaginais beaucoup plus grand, plus volubile aussi, et sans doute, comment dire, moins gauche.
Je n’ai plus revu ce monsieur dont la signature me fascinait autant qu’une Aïcha Mekki, autre journaliste mythique de «L’Opinion», dont on connaissait la plume mais pas le visage, morte prématurément et, qui plus est, dans une grande solitude…
Mounir Rahmouni l’a rejointe il y a quelques jours. Ce texte lui est dédié, leur est dédié, là où ils sont à présent, et pourquoi pas au paradis des journalistes. S’il en existe un, bien sûr.
Et comment ne pas penser à mon ami Omar Anouari, encore un ancien de L’Opinion et de plein d’autres titres de la presse marocaine, parti en toute discrétion il y a un peu plus d’une semaine. Je le revois encore m’appeler, dans la rue, pour me dire: «Hey, j’ai lu tes derniers poèmes, je vais te trouver un pianiste pour les arranger en musique».
Je lui ai dit de laisser tomber. Et à vrai dire, je l’ai soupçonné d’avoir bu un verre de trop, le genre de péché mignon qu’il partageait avec un certain nombre d’amis...
Je le revois encore dans cette cage d’ascenseur, quelques semaines avant sa mort, une cigarette à la main. Si Omar, lui dis-je, il faut éteindre ta cigarette. «Je l’éteindrai si l’ascenseur me le demande». Il plaisantait là encore. Mais il avait peut-être bu un verre de trop, allez savoir.
Avec ce garçon adorable, serviable, et assez inimitable, on ne savait jamais vraiment tout. Impossible. Ba Omar a entamé sa carrière de journaliste à l’âge où l’on va encore à l’école: 16 ans. Il a tout connu et tout essayé. Un jour, pour le taquiner, je lui demande: «Tu aimes ton patron?». Lui: «Oui bien sûr, c’est lui qui me paie. Mais quand il était encore mon subordonné, à ses débuts dans le métier, je l’aimais moins!»
Omar a fait de la radio, du sport, écrit en arabe et en français et dans tous les sujets possibles et imaginables. Une machine à lui seul.
Il se savait condamné, parce qu’il a fait de toute sa vie un vagabondage sans fin. Garçon sans visage, et surtout sans prétention, sans aigreur, guerrier de l’ombre, je suis sûr que beaucoup le pleurent sincèrement aujourd’hui. Comme ils ont pleuré des Mounir Rahmouni, des Aïcha Mekki et d’autres seigneurs qui ont brûlé leur existence pour servir le plus beau métier du monde.
Repose en paix, grand frère.