Il y a très exactement 25 ans, l’affaire du commissaire Tabit, qui avait violé et filmé des centaines de femmes sur une très longue période, avait passionné les Marocains. J’utilise ici le verbe passionner pour rester dans des paramètres de spectacle. En arabe, on dit d’ailleurs Forja, expression plus juste et certainement plus riche.
Contrairement au «spectacle», qui peut rester neutre et n’appelle aucune interactivité avec le public, la Forja a une dimension supplémentaire de voyeurisme et de proximité. Elle devient l’affaire de tout le monde: n’importe qui peut ouvrir et regarder de sa fenêtre. Il devient acteur de cette Forja, il y participe en rajoutant d’autres détails, en développant de nouvelles théories, en y allant de sa morale.
Il y a deux détails qui expliquent rétrospectivement le «succès» de l’affaire Tabit.
1: Le fait qu’elle soit intervenue à un moment, le début des années 1990, où les Marocains n’avaient pas beaucoup d’occasions de se divertir à travers les médias traditionnels. Pour la petite histoire, et peu de gens le savent, l’affaire Tabit reste à ce jour la plus grosse vente de tous les journaux marocains qui l’avaient relatée à l’époque.
2: En plus du sexe, l’affaire consacrait un cliché vieux comme le monde: celui de la domination masculine. Un homme, un seul, avait dominé et «possédé», comme bon lui semblait, plusieurs générations de femmes. Et pas n’importe quel homme: un grand flic, connu et craint dans tout Casablanca, et un Hajj. Sexe, religion, pouvoir, etc. Il y en avait pour tous les goûts. Et tout le monde a mis son grain de sel avant de s’approprier de cette histoire. En confortant au passage toute une série de préjugés: «Oui, elles (les femmes) sont plus coupables que victimes… Oui, ils (les hommes) sont tous pourris, même quand ils reviennent de la Mecque ou quand ils servent l’Etat».
L’affaire du parlementaire Merdas, assassiné à bout portant devant son domicile, possède la même folie. Avant la fin de l’enquête policière, le public avait déjà fait ses choix et distribué des condamnations à droite et à gauche.
Le parlementaire assassiné a accumulé beaucoup de richesse et de pouvoir? Et il a peu d’instruction? Il n’en faut pas plus pour que le «public» transforme la victime en coupable: d’enrichissement illicite et trop voyant, à la limite obscène. La suite du raisonnement, c’est qu’au final, quelque part, la victime - coupable mérite son sort...
Il y a aussi la dimension sexuelle de cette histoire, qui finit de la rendre complètement folle. L’enquête policière établit que la victime trompait sa femme et était trompée par elle? Le public fait son choix et hiérarchise instantanément ces deux informations: la première passe à la trappe et seule la deuxième provoque un grand émoi. La femme qui trompe l’homme, l’épouse qui trompe son mari ! Et qui va, donc, au bout de l’immoralité: en poussant son amant à assassiner son mari…
Une partie du public va encore plus loin: cette femme, après tout, est la divorcée d’un chanteur populaire… Comprenez: elle est d’une moralité douteuse, elle est tout de suite suspecte, avant même de se rendre coupable de quoi que ce soit.
Et voilà comment, à la fin, tout se recoupe et se tient moralement, tout s’explique, chacun a ce qu’il mérite!
Le plus extraordinaire dans cette affaire, et le plus insupportable en réalité, c’est cette dimension hystérique, aveugle, où chacun désigne le coupable qu’il veut. Nous ne sommes pas loin de l’envoûtement collectif. Le public ne juge plus des individus mais des stéréotypes, c'est-à-dire des moules d’individus, des individus virtuels, qui n’existent que dans notre imagination.
A 25 ans d’intervalles, les affaires Tabit et Merdas nous plongent dans le pire en nous: cette capacité et ce besoin de faire payer à des individus les problèmes accumulés par notre inconscient collectif. Une sorte de «bûcher des vanités», comme l’avait imaginé Tom Wolfe, mais à la marocaine !