La dernière fois que j’ai vécu un couvre-feu, c’était en juin 1981. Oui, les fameuses émeutes du pain. J’étais trop jeune à l’époque, j’avais trop peur, il n’y avait pas les Smartphones pour prendre en photo toutes les choses extraordinaires qui se passaient dans la rue, ni le précieux outil internet pour relayer, partager, et surtout masquer sa peur en se sentant moins seul…
La peur n’était bien sûr pas la même qu’aujourd’hui. Croiser une estafette de police, qu’on appelait alors «laraf» (pour «la rafle»), était synonyme d’arrestation et d’ennuis certains. J’avais même croisé un char militaire, comme ceux que l’on voyait au cinéma, j’ai eu si peur que j’ai failli mouiller mon pantalon. Je l’ai fait ou pas? C’était mon secret mais, plus tard, quand les émeutes étaient finies, j’ai bombé le torse devant les gamins du quartier. «Je suis sorti moi, et j’ai croisé des policiers, des «cimi» (CMI), des soldats, et je n’ai même pas eu peur!».
Mais voyons!
La peur que je peux avoir aujourd’hui n’a rien à voir, même si c’est aussi une peur d’enfant. Voir une «laraf» devient rassurant. J’ai fait un signe aux policiers qui patrouillaient comme si j’étais un des leurs. Je devais avoir l’air ridicule avec mes gants blancs, ma «kmama» (masque) verte, ma bouteille bleue de gel hydro alcoolique, mes lunettes plongées dans une buée épaisse, mon bonnet noir qui m’avalait le peu de peau encore visible sur mon visage.
J’ai roulé dans des rues fantômes, silencieuses, propres, croisant le regard affolé des chats errants qui doivent se demander où sont partis les femmes et les hommes. J’ai vu un homme marcher seul puis, voyant de loin un homme venant vers lui, traverse la rue et change de trottoir.
Plus tard je me suis arrêté devant un homme seul, debout, nu, avec un petit carton sur le sexe et un autre sur les fesses. Quand il m’a vu, il a retiré le carton qui cachait son sexe, en me gratifiant d’un beau sourire…
J’ai traversé ensuite une rue longue, longue, interminable, sans croiser personne, dans un silence absolu. Soudain, un haut-parleur déchire le silence avec la voix d’un muezzin qui appelle à la prière. Il n’y a pourtant aucune mosquée dans le coin. Mais j’aperçois un petit homme, la cinquantaine, monté sur une estrade comme un éclaireur paumé dans le désert, tenant fermement son mégaphone et psalmodiant ses prières.
La voix de ce muezzin clandestin m’a poursuivi sur plusieurs centaines de mètres. Le silence après et le noir épais me donnaient la sensation de marcher sur la lune. Il faut dire que ma tenue ressemblait un peu à celle d’un cosmonaute amateur… ou dérangé.
Je marchais à présent et j’entendais le bruit de mes pas. La nuit venait à peine de commencer. Je suis passé devant une «larafe» garée tout près de chez moi. L’idée qu’ils me verbalisent pour avoir mis le nez dehors par ce temps de couvre-feu me traverse l’esprit. Mais cette fois, c’est sûr, je n’ai pas mouillé mon pantalon.