Je parle de ce mélange entre tradition et modernité que l’on ne sait par quel bout prendre. Nous sommes encore coincés dans le dilemme «un pas en avant, un (ou plusieurs) en arrière». La modernité est ce quelque chose qui paraît artificiel, imposé. La tradition est ce naturel qui revient inévitablement au galop.
Prenez l’ancien parc de la Ligue arabe à Casablanca, l’un des plus célèbres de tout le Maroc, dont la restauration est très réussie. L’espace est beau, rien à dire. Mais son entrée principale ressemble de plus en plus au moussem de Sidi Messaoud, dans la périphérie sud de la ville. C’est carrément forain!
Entre vendeurs ambulants à l’ancienne, c'est-à-dire sans ordre et sans hygiène, mendiants et chiens errants, on revient des décennies en arrière, peut-être au début du XXe siècle, quand la France coloniale posait ses bagages à Casablanca. C’est la cour des miracles. Nous ne sommes plus dans le cœur de la cité, à deux pas du quartier des affaires et des chancelleries européennes, mais dans une zone rurale. Il ne manque que les tentes, les charrettes, les mulets et les ânes.
La juxtaposition des deux espaces est par ailleurs fascinante. Modernité et archaïsme se frottent l’un à l’autre, sans merci. Ou plutôt sans vergogne.
Tout le problème du Maroc urbain est posé là, devant nous. Il nous nargue, nous titille. Il se moque.
L’espace vert bien taillé, bien posé, incarne cette modernité qui essaie de tirer les choses vers le haut. Mais c’est une modernité boiteuse. A l’intérieur de cet espace de plusieurs hectares, personne n’a pensé à aménager des box pour restaurer ou rafraîchir les marcheurs et les coureurs. Pour trouver une bouteille d’eau, c’est la croix et la bannière.
Finalement, les «forains» qui squattent l’entrée rendent bien service. Ils répondent à un manque, à un oubli. Mais ils répondent à leur manière. Interdits d’accès, ils squattaient un trottoir loin des visiteurs. Au fil des semaines, ils se sont rapprochés, rapprochés… Et ils proposent le même genre de services que l’on a à l’entrée des souks hebdomadaires et des gares routières d’un autre âge: œufs durs, cigarettes au détail, «labani» (glaces traditionnelles), «binichou» (beignets chauds), tout et n’importe quoi.
Cette juxtaposition rappelle le spectacle que nous offrent parfois les villas dernier cri qui collent à certains bidonvilles, ou les espaces piétons de la ville, continuellement envahis par les voitures, les resquilleurs, les charretiers, etc. La modernité est cette couche, ce vernis qui vient recouvrir la tradition. Laquelle tradition remonte encore et déborde pour construire une nouvelle coque qui enserre le vernis de la modernité.
Rappelez-vous aussi les anciens abattoirs à l’entrée de Hay Mohammadi, que l’on a envisagé de transformer en espace de culture multidisciplinaire et permanent. En face, l’alignement des cafés de «chwa» (grillades) ressemble toujours à ces aires de repos d’avant l’ère moderne, avec un incroyable côté Far West. Comme une parenthèse irréelle, où le passé lointain, encore et toujours forain, surgit là où l’on ne s’y attend plus.
Rappelez-vous encore les anciens bâtiments dans lesquels se tenait le Salon du livre de Casablanca, et qui avait des allures de salon de l’agriculture. A l’intérieur, des montagnes de livres amoncelés comme le blé ou les sacs de farine. A l’extérieur, un vrai décor de western, avec des tourbillons de poussière qui s’élèvent jusqu’au ciel.
Christian Houel, l’un des premiers journalistes-écrivains à avoir vécu dans le Casablanca d’avant le protectorat, utilisait déjà le concept de «Far West» pour décrire la nouvelle ville émergente. Entre un passé traînant, n’en finissant pas de finir, et une nouvelle ère hésitante et titubante, menaçant de céder au moindre coup de vent.