Au royaume des voyeurs…

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ChroniqueRéfléchissez, débattez, dénoncez si vous voulez. A la fin, c’est toujours le spectacle qui l’emporte.

Le 05/01/2019 à 17h00

2019 commence bien, merci. On peut, sans bouger de son lit, consulter son fil d’actualités, échanger, commenter, analyser. Pas la peine de sortir acheter les croissants et les journaux. Le monde vient à nous, notre petit doigt glisse sur la surface du téléphone portable, les réseaux sociaux deviennent une immense agora, un spectacle permanent.

On apprend qu’un homme a été arrêté à Marrakech, la nuit du réveillon, après avoir pris la fuite suite à un accident de la circulation. Un chauffard de plus? Oui, mais il est habillé en femme. Ça change tout. Alors on ne sait plus si la police a arrêté le chauffard ou le travesti? Et, dilemme existentiel, on ne sait plus si on doit «liker» ou passer son chemin.

L’homophobie est crapuleuse mais ceux qui la condamnent sont les premiers à diffuser la vidéo de l’arrestation, révélant au passage l’identité du malheureux. «Regarde, regarde, les Marocains sont devenus fous, homophobes et barbares!», vous dit un ami virtuel… Qui vous a transmis les images. Tout en condamnant la sauvagerie de la foule, il participe à l’acharnement envers l’homme en question.

Oui, bien sûr, l’intention est bonne, noble, pure. Mais le voyeurisme est plus fort encore. Et au final, tout est réduit à la dimension d’un spectacle. On consomme et on jette, en attendant de passer à autre chose.

Les Marocains et les autres voyeurs dans le monde ont inventé une expression pour parler de ces choses-là: se rincer l’œil. Ça dit tout. Réfléchissez, débattez, dénoncez si vous voulez, et à la fin c’est le spectacle qui l’emporte.

Et le spectacle, c’est le sang, c’est les rires, les larmes. Comme au cinéma, les films qui cartonnent ne sont pas ceux qui font réfléchir mais qui donnent à voir. Ceux-là, oui, ils savent «parler» au plus grand nombre.

En passant dans la rue, j’ai entendu des cris et j’ai vu un attroupement de badauds qui rendait la circulation à peu près impossible. Des voitures s’arrêtaient à leur tour pour «se rincer l’œil». Au milieu de la foule, une très jeune femme s’en prend violemment à un vieillard qui a l’air d’être son beau-père. La jeune femme hurle ses remontrances et le vieillard répond mollement par des insultes. Il est sur un vélo et, à chaque fois qu’il tente de pédaler, la jeune femme l’en empêche.

Les badauds se rincent l’œil et les oreilles. Ils sont momifiés ou amusés comme des mômes devant un spectacle de cirque. L’un d’eux dit à son voisin: «j’attends qu’il la frappe, ou qu’elle tente de le faire tomber sur la tête, pour intervenir».

Cette anecdote de la foule qui attend que le sang coule renvoie à la toute dernière polémique/spectacle autour d’une députée islamiste. Des photos d’elles circulent sur les réseaux sociaux. On la voit cheveux en l’air, dansant devant la façade du Moulin Rouge à Paris. Et alors?

A partir de ce «rien», la députée se retrouve au milieu d’une tempête. On accuse la voilée de se dévoiler dans un quartier chaud au pays des mécréants. Elle se défend, bien sûr. Non, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi! 

Voilà comment le «spectacle» d’une photo ordinaire, montrant une jeune femme dansant, l’air heureuse, crée un buzz énorme. Quant à la réflexion autour du respect de la vie privée, ou du voile-hypocrisie sociale, elle est noyée dans une polémique où les uns et les autres s’arrêtent pour voir le sang couler avant de passer leur chemin. Oui, c'est nul!

Par Karim Boukhari
Le 05/01/2019 à 17h00