J’ai partagé un café (et des croissants!) avec l’un de ces types que l’on appelle, avec beaucoup de mépris, «les mauvais électeurs». Pourquoi mauvais? Parce qu’ils offrent leur voix au plus offrant. Sans foi, ni loi. Tu me donnes quelque chose, un service quelconque, un billet de banque, je te donne ma voix.
Voilà ce qu’on dit.
Dans la réalité, les choses sont un peu plus complexes. Il n’y a pas ou si peu de mauvais électeurs, il y a surtout, comme nous allons le voir, des gens perdus, largués, à qui personne ne sait parler.
Mon ami n’appelle pas les partis par leurs noms. Il en connait bien quelques-uns, mais pas tous (et franchement, qui peut citer aujourd’hui tous ces noms ronflants et qui se ressemblent?). Il utilise leurs symboles et parle de L’Kitab (livre), Chmi3a (bougie), L’Hmiyma (colombe), L’Wrida (rose), L’3awd (cheval), Tractour, L’mizane (balance), etc.
Pour les islamistes, il dit simplement L’haya (les barbus) en portant la main à son menton! Parfois, quand il ne veut pas mettre en avant leur idéologie, il parle de L’Lamba (lampe).
Et pour les partis de gauche, qu’il dit avoir soutenus «quand cela en valait la peine», il utilise le nom de «Gouacha». Quand ça le fatigue, il les balaie de la main en disant «Loukhrine» (les autres).
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, mon ami n’est pas illettré. Depuis qu’il a été réformé de la fonction publique, il vivote en attendant que son «dossier» soit traité. Il attend des indemnisations, une prise en charge, un petit salaire de retraite anticipée ou forcée.
Cela fait des années qu’il attend!
Bref, les élections sont l’occasion pour lui de mettre la pression sur tous les candidats et tous les partis qui se dressent sur son chemin. Et ils sont nombreux. Sa tactique est la même: il leur demande ce qu’ils peuvent faire pour lui et exige des garanties («Ils me disent vote pour moi d’abord, et je leur réponds règle-moi mon problème d’abord!»).
Pour ne pas se faire avoir par des promesses sans lendemain, il a fini, comme en ce moment, par s’y prendre à l’avance. Cela fait plusieurs semaines qu’il avait frappé à quelques portes. Tous lui ont dit la même chose: il faut être patient et croire en Dieu… Et il faut se préparer à voter pour eux, bien sûr!
A quelques jours du vote, son problème n’étant toujours pas réglé, je lui ai demandé: «Et s’il ne se passe rien d’ici le jour J, vas-tu quand même voter?». Oui, oui, bien sûr, me répondit-il, «c’est un devoir national!». Et pour qui voterais-tu alors, mon ami?
Il me fit un très grand sourire: «Ha ha, pour celui qui me paiera le plus! En espérant que cela suffira à régler mes consommations du mois!».
C’est le moment que je choisis pour lui payer ses consommations et de prendre congé, en le saluant chaleureusement.