Sans famille

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueNous étions fiers de ne pas jeter nos vieux dans des asiles. Nous avions même un sentiment de supériorité par rapport aux Européens qui, dès que les vieux et vieilles ne sont plus rentables, les installent dans des structures-mouroirs. Mais si par malheur l’existence de ces «maisons de retraite» se généralise chez nous et devient un phénomène social avec lequel il faudra compter, notre civilisation perdra de sa valeur et de son originalité.

Le 08/09/2025 à 10h59

J’ai su, il y a quelque temps, par un ami, qu’il existe au plus beau pays du monde des «maisons pour vieilles personnes» qui accueillent des hommes et des femmes âgés, apparemment sans famille ou dont les enfants se débarrassent sans vergogne.

Cet ami est un visiteur bénévole qui passe une partie de son temps avec ces personnes pratiquement abandonnées. Il leur apporte un soutien amical, engage des discussions avec elles, se préoccupe de leur santé physique et mentale. C’est une présence dont elles ont besoin.

Ce phénomène est nouveau et inquiétant.

Ces personnes seraient au nombre de 7.900. Vous me direz que c’est un chiffre insignifiant sur une population de 35 millions de Marocains.

Je me souviens d’un discours de feu le roi Hassan II qui disait (je cite de mémoire) que le jour où le Maroc aura des asiles pour vieilles personnes, ce serait le début de la fin de notre civilisation.

On sait combien les Occidentaux souffrent dans les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées).

Ce sont en principe des structures médicalisées qui accueillent des personnes âgées dépendantes. Pour être accepté, il faut avoir au moins 60 ans.

On sait aussi combien ces établissements (payants, entre 3.000 et 5.000 euros par mois, non remboursés par la Sécurité sociale) sont mal considérés par la population. Des livres ont été publiés dénonçant les maltraitances des vieux et les prix exorbitants réclamés pour les accueillir. Des scandales ont été dénoncés dans les médias et même au parlement.

Chez nous, c’est un début.

Je peux imaginer qu’une personne se retrouve pour de multiples raisons dans une solitude absolue. Relations exécrables avec les enfants; ou simplement des hommes et des femmes qui ont toujours été seuls. Cela existe. Mais c’est une petite minorité. Les liens familiaux résistent à la vie d’aujourd’hui et on n’abandonne pas ses parents.

Je me souviens, enfant, que mon père avait recueilli une vieille mendiante qui avait un vague lien avec notre famille. Elle s’appelait F’dela. Nous l’avions adoptée jusqu’à sa mort. Elle faisait partie de la famille. Nous n’étions pas riches, mais il y avait de la place pour une personne abandonnée. Elle disait que son mari l’avait quittée et qu’elle aurait eu avec lui un enfant mort lors de l’épidémie du typhus. Impossible de vérifier la véracité de ce récit. Mais on la croyait ou on faisait semblant de la croire pour ne pas lui faire de peine.

Tout ce qu’on savait, c’était qu’elle s’était retrouvée dans la misère totale et sans le moindre soutien de personne. D’où le recours à la mendicité.

Peut-être que parmi les 7.900 «clients» de nos «maisons pour vieux», il existe des F’dela. Peut-être qu’il existe des personnes sans liens, ou bien qui auraient rompu tout lien.

La misère est là. La solitude extrême aussi.

«On dit souvent qu’une civilisation se reconnaît par deux éléments: la condition de la femme et celle des personnes âgées.»

—  Tahar Ben Jelloun

Nous étions fiers de ne pas jeter nos vieux dans des asiles. Nous avions même un sentiment de supériorité par rapport aux Européens qui, dès que les vieux et vieilles ne sont plus rentables, les installent dans des structures-mouroirs. On se souvient d’un film de Dino Risi Les Nouveaux monstres où Alberto Sordi propose à sa vieille maman de la sortir pour manger une glace. En fait, son but était de la déposer dans «un asile pour vieux». C’était monstrueux. Nous avions ri et en même temps nous étions en colère contre ce fils indigne. Nous écoutions la chanson de Jacques Brel, Les Vieux, et nous étions émus. On se disait, «ça n’arrivera jamais chez nous!».

En 2003, la canicule qui a frappé la France a emporté près de 15.000 seniors. Certains sont morts de chaleur et de déshydratation, d’autres de solitude. Au moins 3.000 parmi ces personnes n’avaient pas été réclamées par leurs familles. Preuve que, même si elles avaient des familles, celles-ci les avaient déjà abandonnées.

Ce fut l’État qui s’occupa de leur enterrement.

On dit souvent qu’une civilisation se reconnaît par deux éléments: la condition de la femme et celle des personnes âgées.

Chez nous, la nouvelle Moudawana est toujours en discussion. On sait par ailleurs, si on prend au sérieux le délire d’un ancien premier ministre islamiste, que tout est fait pour empêcher que la femme marocaine ait les mêmes droits que l’homme. Régression au nom de la religion mal comprise, mal interprétée.

Si par malheur l’existence de ces «maisons de retraite» se généralise et devient un phénomène social avec lequel il faudra compter, notre civilisation perdra de sa valeur et de son originalité.

Il en serait de même si la pression des obscurantistes réussit à édulcorer la Moudawana et à faire de «la femme un objet juste bon pour le mariage», «un lustre qui éclaire le foyer!».

Heureusement que les femmes de notre pays ne se laissent pas faire et se battent pour leurs droits en étant actives, entrepreneuses, efficaces et décidées à s’imposer sur tous les plans quel que soit le discours des ignorants et des imbéciles.

Il est temps de revoir l’existence de ces «maisons pour personnes seules». Des recherches pourraient être entreprises afin que d’éventuels membres de leurs familles puissent les reconnaître et les sortir de là. Ces personnes pourraient avoir une fin de vie dans la dignité et peut-être entourées de gens qui les auraient connues et aimées.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 08/09/2025 à 10h59