Au téléphone, d’une voix calme et assurée, celui que l’on prénommera Ayoub selon sa volonté, père de trois enfants, nous raconte le cauchemar vécu par deux de ses fils. De l’endroit où il vit, rien ne fuitera, car l’homme tient à son anonymat et à celui de ses enfants. Il en va de leur sécurité. Au gré de cette histoire, dont il ne nous épargnera aucun détail, la trame d’un scénario de l’horreur se déroule, tellement atroce qu’on peine à le concevoir.
Médiatisée dans un premier temps par la presse arabophone de Tanger, l’affaire n’a pourtant pas eu un retentissement de grande ampleur. Il aura fallu attendre trois ans pour qu’elle sorte de l’ombre en étant abordée sur la chaîne YouTube du journaliste français Karl Zéro, qui consacre désormais sa carrière de journaliste à médiatiser des affaires de pédocriminalité, surtout quand elles impliquent des réseaux organisés et parfois aussi des rituels de sorcellerie.
Et dans le cas de cette affaire marocaine, nous en sommes-là, d’après les dires du père et de ses enfants. Le360 est entré en contact avec Ayoub. Plusieurs échanges ont eu lieu avec le père de famille qui nous a volontiers proposé de consulter une partie de son dossier, à savoir les différentes plaintes déposées par ses soins à Tanger, Nador et Rabat, un procès-verbal rédigé par les éléments de la police judiciaire de Nador, les certificats et examens médicaux de ses enfants, réalisés par différents spécialistes en médecine légale, en psychologie clinicienne, ou encore en neuropsychiatrie et en pédopsychiatrie.
Enfin, Ayoub nous a également proposé de parler avec ses enfants, avec lesquels nous nous sommes longuement entretenus via des appels en visioconférence. Nous avons également pris soin, dans cette affaire, de prendre attache avec le responsable régional de l’association «Touche pas à mon enfant», qui apporte son soutien aux deux enfants d’Ayoub, ainsi qu’avec Me Aïcha Guellaâ, avocate et présidente de l’Association marocaine des droits des victimes (AMDV), qui vient de reprendre l’affaire qui a déjà fait l’objet d’un jugement en première instance et qui représentera les enfants lors de la prochaine audience du procès en appel, fixée au 16 mai 2023.
Il était une fois, une famille tangéroise…
En 2019, Ayoub est encore marié à N. Ils sont parents de trois enfants, aujourd’hui âgés de 11, 9 ans et 4 ans. Ils vivent à Tanger où se trouve le domicile familial, une maison qui s’élève sur plusieurs étages. Ayoub travaille depuis un certain temps à Nador et partage ses journées entre son bureau, où il passe le plus clair de son temps, et son domicile où il ne revient que deux fois par mois, pour les week-ends. Puis, surviennent la pandémie et le confinement. Le père de famille ne peut plus revenir chez lui, ses visites s’espacent et il ne parvient plus à voir ses enfants que pendant les vacances scolaires.
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Au cours de ses visites familiales, il ne remarque rien de suspect. Ou peut-être que si, nous confie-t-il a posteriori: son deuxième fils, âgé d’environ 4 ans au moment des faits, à qui on a retiré ses couches, recommence à salir ses dessous. Puis, il y a cette insistance de ses deux aînés à vouloir absolument passer la nuit à ses côtés, leur refus persistant de dormir seuls dans leur chambre. Peut-être est-ce le manque de leur père, suppose-t-il. Puis, à bien chercher, il y a cette trace de morsure sur le corps de son deuxième fils, dont il s’enquiert de l’origine auprès de la mère, qui répond qu’elle est le fait de son grand-frère. Mais qu’à cela ne tienne, «en tant que parent, face à ces petits signes qu’on déconsidère sur le moment, on ne peut en aucun cas imaginer ce que j’ai découvert par la suite», confie Ayoub pour Le360.
Quand la terrible vérité éclate
En août 2020, Ayoub, revenu pour les vacances d’été, s’apprête à regagner Nador. Ses deux fils insistent pour l’accompagner. C’est avec ses enfants qu’il repart et lors de la deuxième quinzaine du mois d’août, les garçons lui confient avoir un secret à lui révéler. Ils accepteront de parler «s’il ne les punit pas».
Ils racontent alors à leur père la relation très proche que leur mère entretient avec un ami à elle, un certain Abdeslam. Puis, ils révèlent que le couple s’enferme dans une chambre dans laquelle ils ont interdiction d’entrer. Ils disent aussi avoir vu des sacs de «bonbons colorés», de la poudre blanche en sachet, et enfin, ils parlent d’une soirée au cours de laquelle ils auraient vu des adultes nus, effectuer des danses bizarres, qu’ils qualifient de «danse du lapin», de «danse du raton», de «mouvement de l’araignée» ou de «position du racloir». Des appellations qu’ils n’auraient pas inventées, mais que les adultes présents leur ont expliquées, confieront plus tard les enfants pour Le360. Ils racontent aussi avoir vu leur mère avoir des relations sexuelles avec plusieurs personnes, hommes et femmes.
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Effaré, le père de famille dépose, au gré des confidences de ses fils, une première plainte à Tanger, le 24 août 2020, contre son épouse pour adultère. Suivra une seconde plainte à Nador, le 14 septembre 2020. Celle-ci concerne des faits graves: menaces d’un mineur à l’aide d’une arme et utilisation du domicile d’un tiers pour recel et commerce de drogues. L’aîné affirme en effet avoir assisté à un trafic de drogues auquel auraient pris part sa mère, le dénommé Abdeslam et un policier dénommé Simo, qui appartiendrait selon les dires du père à la brigade cynotechnique du port de Tanger. Et pour faire taire l’enfant, Abdeslam aurait menacé de le tuer avec une arme, ainsi que son petit frère et son père.
Des orgies sexuelles aux rituels sataniques
Mais les enfants ne se sont toujours pas libérés de tout leur fardeau. Les secrets qu’ils taisent sont encore nombreux et bien pires que ce qu’ils ont déjà révélé. Pendant plusieurs mois, finissent par confier les enfants, ils auraient été violés par plusieurs personnes au domicile familial, en présence ou en l’absence de leur mère. Leurs bourreaux, des proches et amis de leur mère, sont nommés par les enfants et identifiés. Ils auraient ainsi été violés et battus à maintes reprises par le dénommé Abdeslam, Simo le policier, le mari de leur grand-mère, Rachid dit «Moul Tlamet», ou encore Hamza le Semsar… Le plus jeune des deux garçons a dû être emmené plusieurs fois à l’hôpital après avoir été battu par ses agresseurs, et une fois arrivé là-bas, on lui aurait ordonné de dire que c’était son père qui le frappait.
Le père dépose alors une troisième plainte, à Tanger, le 12 novembre 2020, contre quatorze personnes, toutes citées par les enfants comme ayant participé aux orgies et à leurs agressions, en tant que témoins ou en tant que participants actifs à leurs viols.
Cette histoire, les deux garçonnets la racontent par salves, car ce cauchemar, ils le revivent de façon séquentielle. Comme l’atteste l’examen médical daté du 24 octobre 2020, consulté par Le360, et réalisé par un spécialiste en neuropsychiatrie et en pédopsychiatrie, «l’enfant semble envahi par une mémoire traumatique, par des flashbacks, des révélations par bribes des scènes avec une souffrance bien réelle, mais qui semble intériorisée, profonde, laissant apparaître une certaine anesthésie émotionnelle».
Ainsi, les enfants révèlent, un peu plus tard, d’autres faits tout aussi graves, notamment leur présence lors de rituels étranges qui s’apparentent à des rites sataniques.
L’innocence sacrifiée
Après avoir longuement échangé avec Ayoub, celui-ci nous a également autorisés à parler avec ses deux fils. C’est donc via un appel vidéo, peu après l’heure du dîner, alors que ceux-ci revenaient d’une partie de football avec leurs amis, que nous avons pu discuter avec eux. Après un échange sur le football, la superbe Coupe du monde de la sélection marocaine, leurs équipes et leurs joueurs favoris, L., grand fan de Ziyech et Boufal, et W., supporter de l’équipe d’Argentine, ont accepté d’évoquer leur histoire.
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À tour de rôle, se passant le téléphone, ils ont chacun évoqué des souvenirs de scènes vécues, de ressentis. Si l’aîné affiche une certaine distance, un peu comme s’il parlait d’une autre personne, le plus jeune des deux frères, ses grands yeux cernés et hagards, est, lui, moins disert. Il nous parle de ses cauchemars avec ce «bouoû» (monstre) vêtu de noir qui le réveille la nuit pour venir le chercher. «Mon frère ne dort jamais une nuit complète», explique son grand frère. Il se réveille toutes les nuits parce qu’il a peur. Avec W., le plus âgé des deux, qui garde des souvenirs vifs et précis, sont évoqués les orgies sexuelles, les viols, les rituels sataniques, la violence, mais aussi des scènes de cannibalisme, de corps humains que l’on découpe… auxquelles ils auraient assisté. Insoutenable, c’est le seul mot apte à qualifier ce que cet enfant de 11 ans à peine raconte.
«Des masques et des capes»
W. et L., en évoquant les viols dont ils ont été victimes, disent qu’on leur faisait «dakchi al khayeb» (les mauvaises choses). W. nous parle d’une ferme où ils étaient emmenés avec son petit frère, en présence de plusieurs de leurs agresseurs et de leur mère. Dans cet endroit où on les transportait drogués, il y a des personnes, entre trente et cinquante parfois, «qui portent des masques et des capes». Quel type de masques et de capes? lui demande-t-on. «Des masques de têtes d’animaux ou des masques normaux, ça dépend», et des capes sur lesquelles sont «inscrits des chiffres et des lettres» en arabe ou en caractères latins. Dans cette ferme où se trouvent des voitures de luxe et où on «tire des coups de feu», précise le garçon, ce deuxième groupe de personnes se réunit pour parler ou prier devant la lune. «Ils ne nous ont jamais touchés», précise W.
Mais quand ce groupe n’est pas là, c’est aussi dans cette ferme que se réunit leur groupe d’agresseurs. Ici, comme dans leur maison familiale, nous explique-t-il, «ils dessinent avec des excréments des étoiles (à six branches) sur le sol et les murs, et dans l’étoile, tracent des symboles, des lettres et des chiffres», poursuit le garçon. Au centre de cette étoile, où ils ont vu leur mère avoir des rapports sexuels ou se masturber, «se trouve une personne du groupe, pas toujours la même, qui porte des cornes et une queue, en train de réciter des choses». D’après les dires du garçon, les personnes blasphèment en crachant à terre et consomment des breuvages composés d’excréments humains, de sang et de sperme. Puis, l’enfant raconte avec précision des scènes de cannibalisme pratiquées sur des corps humains, dans la ferme.
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L’affaire étant toujours devant la justice, nous ne livrerons pas ici plus de détails sur le sujet. Se peut-il que l’imagination d’enfants de cet âge-là déborde au point de leur faire raconter des choses aussi atroces? Se demande-t-on face à tant d’horreurs. Mais comment pourraient-ils savoir ces choses-là, les décrire avec autant de précision?
D’ailleurs, ne parvenant plus à retranscrire le flot de données qui peut surgir à tout moment, Ayoub a demandé à ses enfants d’enregistrer des «audios» dès qu’ils se souviendront de quelque chose. Au total, les deux garçons ont enregistré 472 «audios», tous entre les mains de la BNPJ de Casablanca et de l’association «Touche pas à mon enfant», nous déclare le père. «Nous avons été entendus pendant trois jours, les 7, 8 et 9 mai 2022, par la BNPJ de Casablanca. Si ces enfants mentaient, cela aurait été détecté à ce moment-là, face aux experts de la brigade. On ne peut pas mentir trois jours durant face à leur expertise», nous déclare Ayoub quand on évoque la possibilité d’une invention de cette histoire par ses enfants.
Une bataille judiciaire de longue haleine
Après ces confidences, le père se lance alors dans un véritable marathon judiciaire, afin d’interpeller les suspects dont il livre les noms, les photos, les numéros de téléphone et/ou les adresses. Mais l’enquête piétine et la justice tarde à prendre une décision. «Plutôt que de faire venir les enfants une fois, d’enregistrer leur témoignage en présence d’un psychologue et d’assistantes sociales, ils ont été entendus des dizaines de fois par la police, au tribunal où ils doivent attendre de longues heures, parfois une journée entière dans les couloirs pour une audience finalement reportée», tempête Mohammed Taieb Bouchiba, responsable régional de «Touche pas à mon enfant».
«Ce n’est pas normal de faire subir cela à des enfants. Normalement, la justice devrait accélérer le processus dès lors que des mineurs sont concernés, afin de ne pas aggraver leur traumatisme», poursuit le responsable de l’association qui représente les enfants dans cette affaire.
Encore plus grave, les enfants ont été victimes d’une tentative de kidnapping le 14 septembre 2022, dans les locaux mêmes de la Cour d’appel de Tanger. Une vingtaine de personnes, composée de proches de son épouse et de celle-ci, ont tenté d’enlever les enfants au vu et au su de tous, déclare le père, qui a porté plainte à ce sujet auprès du parquet général et du Conseil national des droits de l’homme à Rabat. Il réclame par conséquent la protection nécessaire pour ses enfants et lui-même, car il craint désormais qu’on ne les lui arrache par la force, raison pour laquelle il cache son lieu de résidence.
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De reports d’audience en ajournements, d’interpellations de personnes n’ayant rien à voir avec l’affaire, à des éléments du dossier qui s’égarent avant d’être retrouvés, Ayoub est sidéré de découvrir que, parmi la liste des suspects fournie à la justice, certains ont été interrogés en tant que témoins. Une bizarrerie qui n’a pas échappé à l’association «Touche pas à mon enfant».
Des peines qui ne suivent aucune logique
Contactée par Le360, Me Aïcha Guellaâ, avocate et présidente de l’Association marocaine des droits des victimes (AMDV), nous explique avoir été contactée par le père pendant la dernière audience de cette affaire portée devant la Chambre criminelle de première instance. Elle a conseillé au père de faire appel suite au jugement, et a récemment repris l’affaire afin d’assurer la défense des enfants.
Après avoir entendu le père, sa sœur et ses enfants au bureau de l’association à Casablanca, l’avocate ne cache pas sa stupéfaction. «C’est la première fois qu’on entend des choses pareilles», nous dit-elle à propos de la liste des crimes évoqués. Elle est tout aussi effarée par la façon dont les enfants racontent leur histoire, ayant probablement atteint un stade de traumatisme très avancé, nécessitant un suivi psychique très urgent, et qui pourrait expliquer la façon très détachée dont ils racontent les faits.
Me Guellaâ, qui a mené pour le moment une première audition, s’est dite déterminée à démêler les fils de cette affaire, dans le cadre de laquelle elle ne veut cependant pas se concentrer sur les accusations concernant la drogue et le réseau criminel, car «cela relève du parquet général», argumente l’avocate.
Elle nous explique avoir l’intention de «tout reprendre à zéro», pour étudier le dossier en profondeur et les déclarations des autres parties, insistant sur des zones d’ombre qu’il faudra encore éclaircir. Elle évoque notamment la responsabilité des deux parents, leur histoire conjugale et les circonstances de leur divorce, refusant de prendre parti pour l’un des deux parents, car «les victimes de cette affaire, ce sont les enfants», rappelle-t-elle.
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Il s’agit aussi pour Me Gellaâ de comprendre comment le juge a apprécié les choses, car «si la justice est convaincue qu’il y a eu abus sexuel, comment peut-on attribuer des sanctions aussi légères?», interroge l’avocate au sujet de peines de quelques mois de prison avec sursis prononcées contre certains, de 5 ans de prison fermes pour d’autres, ou encore de deux ans de prison, assortis d’une liberté provisoire pour la mère. «Soit ils sont innocents, soit ils ne le sont pas!» tranche l’avocate, estimant que dans cette affaire, comme dans tant d’autres au Maroc, l’appréciation des juges peut être un problème.
Dans le cas présent, elle souligne l’absence de logique des peines, qui devraient atteindre 5 à 10 ans de prison fermes. C’est encore plus le cas concernant la peine prononcée à l’encontre de la mère qui, si elle est jugée coupable des crimes dont elle est accusée, tombe sous le coup de responsabilités aggravantes «car en tant que mère, elle est censée aux yeux de la loi protéger ses enfants». «Alors, pourquoi la condamner à deux ans de prison, si la Chambre est convaincue de sa culpabilité? Normalement, c’est un minimum de dix ans de prison fermes».
Quant aux trois personnages majeurs de cette affaire, Abdeslam le trafiquant de drogue, Simo le policier et le mari de la grand-mère, aucune peine n’a été à ce jour prononcée à leur encontre.
Quid de la mère?
Lors de l’ouverture du procès en appel, le 16 mai prochain, la version de chacun des deux parents devra donc être entendue à nouveau, afin de revenir sur leur relation et leur divorce, sachant que la garde des enfants a été attribuée à la mère et que le troisième enfant du couple vit toujours avec elle.
À ce stade, la mère des enfants, bien que condamnée à deux ans de prison pour viol de ses enfants, se trouve toujours en liberté. Interpellée le 12 novembre 2020 suite aux trois premières plaintes du père, celle-ci a nié les faits, affirmant dans un premier temps que les enfants avaient été enlevés et violés par leur père (accusation qui n’a pas été prise en considération par le juge d’instruction, selon le père), puis que ses enfants ont simplement appris une histoire qu’ils récitaient.
Le 24 janvier 2022, les enfants ont été convoqués par le juge d’instruction pour les confronter aux personnes qu’ils accusent, parmi lesquelles leur mère. Le même jour, à 20h00, cette dernière a été interpellée sur ordre du substitut du procureur pour traite d’êtres humains, adultère et débauche. Le lendemain, le juge d’instruction a ordonné sa libération et a conclu, un mois et demi plus tard, à un non-lieu. Le procureur général a alors fait appel et la mère a été poursuivie pour participation au viol de ses enfants et non pour traite d’êtres humains.
Selon M. Choubani, qui a entendu la version de la mère, celle-ci peut s’avérer convaincante, mais «le père dispose d’arguments encore plus forts», juge-t-il.
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Lors de notre échange avec les deux garçons, nous leur avons demandé s’ils souhaitaient revivre avec leur mère, et c’est en chœur qu’ils ont répondu par un non catégorique. Depuis trois ans, ils vivent avec leur père et n’ont aperçu leur mère qu’au tribunal. «Elle me lance des regards réprobateurs et sa sœur m’a fait ce geste (il fait glisser son index de haut en bas sur sa joue)», nous raconte L., le plus jeune des deux frères. «Chez nous dans le Nord, ce signe veut dire Hchouma», nous précise l’aîné.
La loi marocaine et la pratique de la sorcellerie
Autre problématique, explique M. Choubani pour Le360, «la Cour n’a pas tenu compte de la pratique du satanisme et de la magie, car il n’y a pas de lois correspondant à ces pratiques». En effet, la législation pénale au Maroc sanctionne le délit de sorcellerie par une simple contravention. Ainsi, l’article 609 punit d’une simple amende de 10 à 120 dirhams «ceux qui, sans intention de nuire à autrui, déposent des substances nuisibles ou vénéneuses dans tout liquide servant à la boisson de l’homme ou des animaux», ou encore «ceux qui font métier de deviner et pronostiquer ou d’expliquer les songes». L’article 610 stipule par ailleurs que sont confisqués «les instruments, appareils ou costumes servant ou destinés à l’exercice du métier de devin ou de sorcier visés à l’article 609, paragraphe 35». Ce n’est en fait qu’en cas de décès de la victime que l’acte peut alors être réprimé en tant qu’homicide volontaire.
«Au Maroc, la pratique de la Rokia et de la sorcellerie existe au même titre que les rituels de Achoura. Il y a des marchands qui vendent des objets de sorcellerie, des poudres et des peaux d’animaux dans les souks. Tout cela on le voit, mais on ne veut pas y croire. Il faut des textes de loi adaptés à ces pratiques pour y mettre fin, car les enfants et les familles en sont les principales victimes», ajoute M. Choubani.
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Car pour M. Choubani, comme pour le père, il se pourrait que la macabre légende des enfants «zouhris» explique la présence de ses deux garçons dans les rituels auxquels ils disent avoir assisté. En effet, nous explique Ayoub, «plusieurs personnes qui connaissent ces pratiques (autrement dit des Fqihs) m’ont affirmé que mes deux enfants étaient «zouhriyines» et m’ont mis en garde, me disant qu’on pourrait essayer de les kidnapper. Depuis, je ne les laisse pas sortir seuls ou jouer dans la rue sans surveillance».
Les enfants qualifiés de «zouhris», c’est-à-dire «chanceux», dans les pays du Maghreb et plus généralement en Afrique (où ils portent un autre nom), sont des enfants qui présentent un morphotype et des caractéristiques particulières reconnaissables uniquement par les initiés qui en font leur fonds de commerce. Il pourrait s’agir d’yeux de couleur claire, d’une tâche dans l’œil, d’une ligne continue qui traverse la paume de la main de part en part, d’une tache sur le corps, d’une trace sur la langue, d’une façon dont les cheveux s’enroulent au sommet du crâne… On peut être aussi «zouhri» par le sang. Autant de caractéristiques qui font qu’un enfant, dès sa naissance, devient la proie de marchands d’humains, prêts à monnayer ces enfants, à des âges différents selon la demande et les besoins, pour voir s’accomplir des miracles. On les utilise ainsi pour déterrer des trésors enfouis dans le sol, quitte à verser leur sang lors de sacrifices, mais aussi, nous révèle M. Choubani, pour d’autres pratiques de sorcellerie qui aboutissent à des viols, des crimes rituels ou du trafic d’organes. Ces enfants se monnaient très cher, parfois même auprès de leurs propres parents, révèle le militant associatif. «Dans certaines régions du Maroc, on souhaite à une femme enceinte de donner naissance à un enfant zouhri, car elle pourra le monnayer» déclare-t-il.
Se peut-il que les deux enfants d’Ayoub aient été victimes d’une bande organisée spécialisée dans ces crimes rituels? Impossible de le savoir pour le moment, car à ce jour, la justice n’a pas encore reconnu l’existence, dans cette affaire, d’une bande organisée. «Il faudra donc attendre la fin du procès», poursuit le responsable régional de «Touche pas à mon enfant».