Ne touchez pas à nos grand-mères!

Karim Boukhari.

ChroniqueElle boit, elle mange et elle se venge. Et plus encore! Mais ça, il ne faut surtout pas le répéter, c’est pour notre territoire intime, là où personne et surtout pas l’Autre n’a le droit d’aller et venir comme bon lui semble.

Le 01/11/2025 à 09h00

«Il y a trois choses dans la vie: bien manger, bien boire et se venger». Voilà ce qu’a dit l’écrivaine Leila Slimani, en citant sa grand-mère. Et alors?

Eh bien, la petite phrase d’une grand-mère comme les autres a provoqué un tollé dans de larges cercles de la bien-pensance marocaine. Ils sont «tombés» sur l’écrivaine maroco-française en l’accusant d’essentialiser nos grand-mères et de les réduire à une caricature orientaliste. Certains sont allés plus loin encore en parlant de trahison, de racisme. Et de vision néo-colonialiste, carrément.

Comprendre: l’écrivain se soumet à l’Autre en lui servant la vision de Nous qu’il préfère. Celle du sauvage. Bon mais sauvage quand même. Un être vil et instinctif. Fanatique. Violent. Fourbe. Une caricature et un ersatz d’être humain plus ou moins civilisé.

C’est ainsi que nos amis à la sensibilité à fleur de peau voient les choses. Un écrivain comme Albert Memmi avait beaucoup analysé le rapport du colonisé à son (ancien) colonisateur, fait de séduction et d’attirance, parfois inconscientes, souvent mal vécues. Il en résulte un sentiment de rejet et de répulsion. C’est pathologique mais ce n’est pas bien grave. C’est comma ça.

Notre Abdelkébir Khatibi national aussi nous a laissé de belles réflexions sur ce rapport à l’autre, notamment sa langue. Son essai «La mémoire tatouée» (rien que ce titre…), publié en 1984, nous parle aujourd’hui encore. La langue de l’autre, ses mots, un appel intérieur nous dictait de nous en servir sans éclaboussures. Comme si notre corps et notre être n’étaient qu’un porte-charge: à l’arrivée, à la fin de la mission, il redevenait le même qu’avant, délesté de ce poids indésirable.

Memmi, Khatibi et bien d’autres, chacun dans son genre, ont exploré cette fascination/répulsion qui nous travaille au corps. Ce rapport est complexe parce qu’il est le produit d’une blessure, pour ne pas dire d’un viol: la colonialisation. La profanation des terres de nos ancêtres, de leurs corps aussi.

«Moralité de l’histoire: ces belles personnes piquées au vif par les mots de «notre» grand-mère doivent grandir! »

—  Karim Boukhari

Cette blessure n’a pas totalement disparu. La cicatrice nous fait mal encore.

Et voilà que l’un des nôtres vient nous «violer» encore, et devant l’Autre! Il ne manquerait plus que ça!

Il y a bien longtemps que nos bien-pensants sont coincés à ce stade. Ils ne sont pas près de le quitter.

Parce que, voyez-vous, quand un artiste ou intellectuel ne caresse pas dans le sens du poil, quand il ne flatte pas notre orgueil personnel et national, quand il ne s’épuise pas à ânonner que nos aïeux sont des héros et des demi-dieux, il y a comme un problème. On «tique». On s’emporte. On chavire.

Surtout quand cet artiste utilise la langue de l’Autre. Ô sacrilège. Comment ose-t-il? Ne sait-il pas que ces choses-là ne sont pas bonnes à dire, pas devant l’Autre, ce mauvais témoin?

C’est ainsi que, par un jeu de glissements progressifs vers la blessure originelle, la grand-mère de Leila Slimani devient la nôtre. On la défend et on défend sa mémoire comme la prunelle de nos yeux. Pas touche!

Elle boit, elle mange et elle se venge. Et plus encore! Mais ça, c’est pour nous, pour notre territoire intime, là ou personne et surtout pas l’Autre n’a le droit d’aller et venir comme bon lui semble.

C’est la tolérance zéro. On exige que l’on rende de nos ancêtres une image idyllique, sans lézard et sans travers. Des êtres parfaits, irréels, non humains. Des êtres qui n’ont jamais existé. De simples cartes postales.

Moralité de l’histoire: ces belles personnes piquées au vif par les mots de «notre» grand-mère doivent grandir!

Par Karim Boukhari
Le 01/11/2025 à 09h00