L’enfer, c’est les nôtres

Karim Boukhari.

Chronique«Plaire à l’Occident»: voilà qui déplait fortement aux nôtres. Mais cela veut dire quoi, au juste?

Le 11/01/2025 à 09h03

L’un des plus beaux films de l’année 2024, qui vient de s’achever, s’appelle «All we imagine as light». Nous l’avons écrit ici même, ce premier film indien, signé par une jeune femme venue du documentaire (Payal Kapadia), est un trésor de poésie et de sensibilité. Il a d’ailleurs gagné le grand prix du dernier festival de Cannes et il a cartonné partout… Sauf en Inde, son propre pays! Là-bas, chez lui, le film a déplu à la bien-pensance locale qui lui reproche d’avoir esthétisé la pauvreté et d’avoir cherché à plaire à l’Occident.

Plaire à l’Occident: voilà qui déplait fortement aux «nôtres», qu’ils soient Indiens ou Marocains. Mais cela veut dire quoi, au juste?

Très souvent, cela signifie un film bien écrit, une réalisation soignée, des dialogues crus et surtout ce que les nôtres qualifient de clichés. C’est-à-dire la volonté d’aller vers les sujets qui fâchent et que la bonne société préfère cacher aux yeux des étrangers.

Qu’ils viennent d’Afrique ou d’Orient, les meilleurs films du Sud souffrent très souvent de cet étrange mal. Ils sont célébrés chez les autres et ignorés ou éreintés chez eux. On leur reproche de vouloir plaire à l’Occident, ce qui revient à vendre son âme au diable.

Remarquez que les cinéastes ne sont pas les seuls à souffrir de cette malédiction: les écrivains aussi et, plus généralement, tous ceux qui brillent ou qui ont (vraiment) quelque chose à dire…

Pour rester dans le cinéma, nous avons au Maroc Nabyl Ayouch. Chacun de ses films est massacré séance tenante, les yeux fermés ou presque, comme s’il s’agissait d’un devoir national.

Le dernier en date s’appelle «Everybody loves Touda», qui vient de sortir en salles. Un film très largement au-dessus de la moyenne, qui raconte le combat d’une chanteuse de cabaret qui se bat pour être reconnue en artiste à part entière. Mais rien n’y fait, à la campagne et en ville, chez les pauvres comme chez les riches, les hommes ne voient en elle qu’une amuseuse et une femme facile…

Touda (Nisrine Erradi, encore une fois impeccable), qui se bat aussi pour son enfant handicapé, est un beau personnage qui rappelle les combats de la Marocaine d’aujourd’hui et de celle et ceux qui tentent de remonter à la surface et de maintenir la tête hors de l’eau, alors que tout les mène au fond…

Comme avec «Much loved», une autre réussite que les nôtres s’étaient fait le plaisir de massacrer, le sexe est l’un des ressorts principaux de ce nouveau film. Le sexe, donc, mais à la fois dans sa dimension charnelle et violente. Touda n’est pas seulement la victime de la bestialité des hommes, elle brûle de désir aussi. C’est ce qui fait sa complexité et son intérêt artistique.

Et c’est ce qui trouble les nôtres, bien entendu, habitués aux stéréotypes manichéens. Touda, dans le film, est tellement inclassable que les nôtres n’ont rien compris à ce qui la fait bouger, sourire, sauter de joie ou pleurer.

Parmi les critiques récurrentes qui ont été faites au film, les plus naïves s’indignent: mais pourquoi ne pas filmer des cheikhates résistantes (contre l’occupation franco-espagnole)? En plus de faire des cheikhates des êtres asexués, ces critiques ne comprennent pas qu’une Touda, justement, est aussi une résistante à sa manière…

Bref, allez voir ce très bon film marocain, faites-vous votre propre idée, et oubliez la nuisance sonore causée par les nôtres.

Par Karim Boukhari
Le 11/01/2025 à 09h03