Aristote a été le premier, semble-t-il, à noter (dans son traité intitulé Les Parties des animaux) que «l’homme est le seul animal qui ait la faculté de rire». Rabelais reprendra l’idée dans l’Avis aux lecteurs qui ouvre Gargantua (1534) avec le fameux distique: «Mieux est de ris que de larmes écrire/ Pour ce que rire est le propre de l’homme».
On peut, bien sûr, pinailler à propos de ces affirmations. Un primatologue objecterait que certains grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles…) ont des mimiques faciales et des vocalisations qu’il n’y a aucune raison de ne pas qualifier de ‘rires’. Remettons à un autre jour cette discussion et restons-en à Aristote et Rabelais.
Si je me suis souvenu ce matin de ces deux grands hommes, c’est en lisant une étude scientifique parue il y a quelques semaines sous le titre ‘Pun Unintended: LLMs and the Illusion of Humor Understanding’. Elle est signée par Alessandro Zangari, de l’université Ca’ Foscari de Venise, et par quatre de ses collègues.
De quoi s’agit-il? Pour simplifier: il s’agit de savoir si l’Intelligence Artificielle a le sens de l’humour. (J’ai envie de répondre tout de suite ‘non’, instinctivement, mais patience, des scientifiques sont à la manœuvre.)
«On nous prédit que l’IA remplacera un jour les écrivains. Elle remplacera peut-être les balourds, les ennuyeux et les sombres crétins mais pas ceux qui pratiquent l’humour, la satire ou l’ironie… »
— Fouad Laroui
Zangari et ses collègues ont montré, à l’aide de plusieurs simulations, que les modèles les plus courants d’IA sont incapables de comprendre les calembours, les jeux de mots, les galéjades. Plus précisément, selon eux, «leur compréhension reste souvent superficielle, dépourvue de la finesse d’interprétation propre à l’humain. En analysant et en reformulant systématiquement les jeux de mots existants, nous démontrons comment de subtiles modifications suffisent à induire en erreur l’IA.»
Disons-le plus clairement: les puissants systèmes d’intelligence artificielle (IA) du genre ChatGPT et Gemini simulent la compréhension des jeux de mots mais ne ‘saisissent’ pas vraiment la blague. Il leur manque une véritable créativité et la compréhension profonde des jeux de langage. Leur intelligence n’est qu’apparente, si on prend comme étalon l’intelligence des humains– ces humains qui éclatent de rire quand on leur raconte une ‘bien bonne’, une noukta égyptienne ou une colucherie du genre ‘Quelle est la différence entre une poule?’.
L’étude de Zangari et de ses collègues devrait nous inciter à réfléchir sérieusement avant de nous livrer corps et âme à l’IA. Ne risquons-nous pas d’y perdre notre humour, ce qui fait de nous une espèce à part dans le règne animal?
Il y a autre chose. Si on remplace des humains par de l’IA dans des situations qui requièrent une pensée vraiment créative– compréhension de l’humour, empathie, nuances culturelles…– le monde en deviendra déshumanisé, froid, mécanique. Combien de fois l’humour ne nous a-t-il pas sauvé d’un mauvais pas? Triboulet, bouffon à la Cour de François 1er, eut la vie sauve grâce à l’humour. Condamné à mort pour s’être moqué des grandes dames de la cour, il répondit à François 1er, qui lui avait demandé comment il voulait mourir– décapité, garroté?:
- Sire, je demande à mourir de vieillesse.
Le souverain se mit à rire et commua la peine du bouffon en bannissement. Qu’aurait fait l’IA?
Cela dit, l’étude de Zangari et des autres me rassure sur un point précis. On nous prédit que l’IA remplacera un jour les écrivains. Elle remplacera peut-être les balourds, les ennuyeux et les sombres crétins mais pas ceux qui pratiquent l’humour, la satire ou l’ironie…
C’est une bonne nouvelle, non?





