Il semblerait que certains peuples soient condamnés à l’humiliation. Après l’esclavage, les «missions civilisatrices», les multiples ingérences qui ont transformé les révolutions de certains peuples en véritables brasiers, toujours vifs et désespérément inextinguibles, brasiers dévastant hommes, femmes, enfants, mémoire, histoire de civilisations millénaires; pendant que des pays brûlent et que l’oppression et le déni continuent d’ensanglanter la Palestine dans l’indifférence générale ou, tout au plus, des signes feints d’empathie dont chacun sait qu’ils n’engagent au fond à rien; pendant que l’Irak brûle, que la Syrie brûle, et que de soi-disant pays de liberté viennent y jeter l’huile et alimenter le feu; pendant que s’éternise l’agonie de la Palestine; voilà que, lorsque nombre de musulmans se sont soulevés pour crier «Je suis Charlie» après le massacre de ce 7 janvier, il leur est à présent -implicitement- demandé d’accuser, au nom de cette liberté d’expression dont il faudra bien un jour ou l’autre qu’on nous dise de quoi elle relève vraiment, l’offense de la nouvelle Une de Charlie Hebdo et, toujours au nom de cette liberté d’expression, de la fermer. Les principes de respect et de dignité ne sont-ils donc pas des principes républicains? Ceux qui hurlent à tout va que Charlie Hebdo n’est pas un journal islamophobe prennent pour argument que le journal s’en est de même pris au christianisme et au judaïsme. Sont-ce là des arguments? Pourquoi toucher au sacré et blesser des centaines de millions de personnes de par le monde? Des centaines de millions de musulmans pris entre les feux de l’islamisme radical et des humiliations assénées au nom d’une pseudo laïcité qui se donne le droit de faire fi de toutes les valeurs humaines les plus fondamentales. Et, sans aller jusqu’à parler de tous les musulmans du monde, que fait la France de sa diversité? Que fait-elle de ce fameux principe du vivre-ensemble qu’on nous sort à tout-va et qui revient au fond à dire «vivez comme on vous demande de vivre», amalgamant allégrement ce qui est de l’ordre de la loi et ce qui relève du cultuel et donc de la liberté individuelle.
Après cette terrible tuerie qui a fait 12 victimes, la France a des questions à se poser. Sur sa politique aussi bien extérieure qu’intérieure. Sur ses principes républicains manipulés à souhait pour l’édification d’une «démocratie» exclusive. Sur la crise de citoyenneté qu’elle traverse depuis longtemps sans lui accorder l’importance qu’elle mérite. Sur toute une jeunesse qui ne parvient plus à s’identifier à une société qui considère nombre de ses citoyens comme des citoyens de seconde zone, relégués à la périphérie et qui se fabriquent de dangereuses identités artificielles. La France a des questions à se poser.
Les journaux anglo-saxons ne publient pas la Une de Charlie, la France s’offusqueComme le disait l’Abbé Pierre, «quand on s’indigne, il convient de se demander si l’on est digne». Le massacre des journalistes de Charlie Hebdo et des trois policiers a interpellé le monde entier. Fait pleurer le monde entier. Fait descendre des millions de personnes dans la rue, de par le monde. Digne indignation contre une sauvagerie sans nom. Le monde entier a porté le deuil. On a même vu circuler l’image poignante d’une petite fille qui, de son village de Syrie, brandissait une pancarte «Je suis Charlie». Sous la photo, ce commentaire bouleversant posté sur Twitter: «Je sais ce que c’est que d’avoir peur et d’être tué injustement par des terroristes criminels. Je partage votre peine. Je suis Syrienne. Je suis Charlie». Digne indignation d’une enfant oubliée par le monde et qui réagit aux souffrances du monde. Mais qu’a-t-on fait de cet émoi, de cette solidarité mondiale? On y a répondu par une Une à laquelle nous avons envie de répondre: Mahomet n’est pas le prophète des islamistes qui prennent d’ailleurs pour première cible les musulmans. Mahomet est le prophète des musulmans qui respectent tout autant et s’agenouillent tout autant devant les autres prophètes. Mahomet est les prophète d’une partie des Français qu’on a de cesse d’humilier et qui sont aujourd’hui acculés à ravaler leur sentiment d’humiliation.
Les journaux anglo-saxons ont préféré ne pas publier ou flouter cette Une indigne de la nouvelle édition de Charlie Hebdo. Et la France, nouveau dictat de la laïcité, s’en offusque. Indignation pour le moins indigne. Ce n’est pas par lâcheté que ces journaux ont refusé de partager cette Une. Non, ce n'est pas parce qu'ils "ont cédé à la menace djihadiste". C’est simplement parce que, n’en déplaise à certains, il existe, comme en Grande-Bretagne, des démocraties inclusives qui ne nient pas à l’individu ses droits fondamentaux, inaliénables et mettent un point d’honneur à les respecter. C’est surtout ça, la laïcité. La lâcheté, c'est de nier ses responsabilités, poursuivre dans l'offense et la défense d'une liberté d'expression à plusieurs vitesses qui permet l'infâmie et va brouiller les cartes en enfermant un Dieudonné devenu le grand bouc émissaire d'une grande mascarade...
Pour conclure, ces mots de Shady Ammane, professeur de littérature, médiateur interculturel, conférencier interreligieux et fondateur du Collectif Jasmin en Suisse, qui résument bien la situation: «Cette Une qui aurait vraiment pu être un message de "pardon", de paix, d'amour... Cette Une qui aurait pu rassembler contre l'ignorance...Cette Une qui aurait pu aussi être drôle... Quel gâchis! Représenter le Prophète de l'Islam avec non pas un mais deux pénis... C'est crétin, insultant pour tous ces musulmans qui ont manifesté et aussi gratuitement bête, qu'irresponsable.»