Depuis l’ouverture de la Coupe d’Afrique des Nations, une avalanche de vidéos circule sur les réseaux africains. Des youtubeurs venus du Caire, d’Abidjan, de Bamako ou de Constantine filment, commentent, s’enthousiasment.
Tout y passe: routes, stades, villes, paysages, plats, hospitalité, organisation. Les compliments fusent, souvent spontanés, toujours révélateurs.
Ces images frappent précisément parce qu’elles ne sont ni commandées ni scénarisées. En échappant aux circuits huilés de la communication sportive et institutionnelle, elles font surgir un récit africain autonome sur l’Afrique. Sans filtre. Sans slogan. Sans ministère.
Au fond, l’essentiel réside-t-il dans ce que le Maroc montre ou dans la surprise qu’il provoque chez ceux qui le regardent?
Comme si, en ce début de XXIᵉ siècle, un pays africain devait encore démontrer qu’il peut être fonctionnel, accueillant, moderne.
Comme si l’ordre, la maîtrise, la continuité demeuraient des exceptions africaines.
Cette surprise ne parle pas tant du Maroc qu’elle ne trahit les attentes inconscientes projetées sur lui —et, en creux, le regard que chacun porte sur lui-même.
Pendant longtemps, le Maroc, cette fameuse île du Couchant, a été perçu par certains comme une frontière. Géographique, culturelle, parfois mentale.
Et pourtant, il est un carrefour: ouvert sur une mer et un océan, ancré dans les profondeurs africaines, à portée des rivages européens.
Cette distance n’est pas le fruit du hasard. Les circulations entre les différentes régions du continent ont longtemps été structurées par des déséquilibres historiques, fragmentant jusqu’aux espaces nord-africains eux-mêmes, dont la proximité géographique n’a pas toujours produit une véritable connaissance mutuelle.
On ne peut pourtant ignorer le rôle singulier qu’a joué le Maroc dans les circulations africaines. Un rôle exercé par le commerce, qui a longtemps relié les villes impériales aux confins du désert et aux grandes cités de l’Est; par les confréries mystiques, dont les réseaux spirituels ont tissé des liens durables entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest; et par la politique royale, qui, depuis des décennies, a fait le choix d’une présence africaine pragmatique et respectueuse.
Avec la CAN s’opère un déplacement discret mais décisif. On entre de plain-pied dans l’expérience concrète et visible.
Les vidéos montrent un pays qui avance selon sa propre logique. Une modernité sans rupture spectaculaire, sans récit héroïque, sans proclamation. Une tradition qui n’entrave pas le mouvement.
Ce qui déstabilise certains regards, ce n’est ni le luxe ni l’ostentation, mais la banalité de la cohérence. On peut organiser, accueillir, transporter, sécuriser, sans en faire un exploit. On peut gérer une logistique millimétrée, conjuguer le sourire spontané des populations et un État structuré.
Les stades marocains impressionnent, certes. Mais ce qu’ils racontent, surtout, c’est la continuité. Ils ne sont pas des coquilles dressées pour l’événement. Ils s’inscrivent dans un projet patient, discret, forgé dans le temps long.
Routes, villes, réseaux: rien ne cherche à éblouir. Tout cherche à durer.
Sauf que cette continuité peut heurter un imaginaire trop souvent habitué à penser l’Afrique comme un espace d’urgence permanente, de bricolage, d’exception.
Cette cohérence du quotidien ne se donne pas seulement à voir dans les grandes infrastructures publiques, mais aussi dans les gestes ordinaires.
Il suffit de regarder ces scènes devenues virales de supporters découvrant les délices de la street food ou l’accueil à domicile, où se succèdent les plats les plus classiques comme les plus improbables.
Dans cette évidence partagée, la table devient un langage commun. Une diplomatie silencieuse.
Dans un continent fragmenté par l’histoire et par des récits souvent antagonistes, le football et la cuisine accomplissent parfois ce que la politique met du temps à produire: une familiarité immédiate.
Ce qui donne à ces témoignages leur force tient d’ailleurs à leur absence d’intention. Ce ne sont ni des éléments de langage ni des opérations de charme. C’est un regard spontané, immédiat qui déborde évidemment le cadre, désormais incontournable, des réseaux sociaux.
Dans la presse sportive, rompue aux grandes compétitions et peu portée sur l’éloge gratuit, on parle d’organisation fluide, d’infrastructures opérationnelles, d’accueil professionnel —jusque dans l’évidence d’une pelouse restée praticable, malgré des pluies continues, au grand étonnement de plus d’un.
Bien sûr, tout n’est pas unanimité. À côté des regards élogieux surgissent les sempiternelles voix dissonantes, promptes à chercher la polémique, à grossir des incidents marginaux ou à fabriquer des controverses artificielles.
Une rhétorique de la suspicion, qui confond critique légitime et mise en scène du soupçon, au point de contourner, parfois, le nom du pays hôte, comme si le langage lui-même devenait un terrain miné.
Ces réticences révèlent autre chose encore: la gêne que provoque un réel qui ne se laisse plus raconter de loin.
Lorsque les images circulent librement, lorsque la normalité devient visible, certains discours peinent à se maintenir. Ce n’est plus le Maroc qui est ici en débat, mais la fragilité de récits longtemps tenus pour acquis.
Ces résistances ne sont pas un bruit de fond. Elles ont un sens dont la réponse ne se trouve pas uniquement ici. Elle loge dans des imaginaires hérités, intériorisés et dûment entretenus.
Depuis des décennies, l’Afrique est racontée —y compris par elle-même— à travers des grilles appauvries: chaos, urgence, défaillance. Dans cet imaginaire, un pays africain n’est attendu que là où il confirme ces récits.
La surprise devient alors un symptôme.
Le regard extérieur ne révèle pas seulement le pays à ceux qui le découvrent; il contraint les Marocains eux-mêmes à reconnaître ce qu’ils ne voyaient plus.
D’ici là, la surprise passera. Les images se dissoudront dans le flux continu des réseaux. La Coupe d’Afrique s’achèvera, comme toutes les compétitions. Mais elle aura eu cette vertu rare: rappeler qu’un pays ne se révèle pas seulement à ceux qui le découvrent, mais aussi à ceux qui pensaient déjà le connaître.





