Récemment, la ministre de la Transition numérique, Amal El Fallah Seghrouchni, annonçait à des médias marocains l’organisation prochaine du Mouvement AI Tech 2025, les premières assises de l’Intelligence artificielle au Maroc. Preuve que le sujet de l’Intelligence artificielle (IA), qui s’impose progressivement comme une révolution incontournable dans nos vies quotidiennes et professionnelles, n’épargne pas le Maroc. Où en est-on aujourd’hui?
Marouane Harmach, expert dans les domaines de l’Intelligence artificielle (IA) et des technologies émergentes, explore dans cet entretien avec Le360 la montée en puissance de l’Intelligence artificielle et son impact sur différents secteurs au Maroc, au moment où des études internationales telles que celle du Boston Consulting Group positionnent en 2023 le Maroc sur le podium mondial de l’usage de l’IA.
Le360: L’Intelligence artificielle a-t-elle fait son entrée définitive dans nos vies?
Marouane Harmach: Les citoyens du monde utilisaient l’IA depuis plusieurs années, à travers un certain nombre d’applications, mais ils n’en étaient pas conscients. Le vrai événement est venu avec le lancement de ChatGPT, qui en a généralisé l’utilisation. Si on veut faire la cartographie de l’utilisation de l’IA, il faut le faire à travers les différentes applications de traduction qui sont utilisées au quotidien, les flux de propositions sur les réseaux sociaux qui sont générés par l’IA et de plus en plus d’outils de génération de texte.
Qu’en est-il des entreprises au Maroc?
Il y a un certain usage de l’IA générative par de plus en plus de cadres, surtout ceux qu’on appelle les travailleurs du savoir, qui utilisent l’IA pour les aider dans le travail quotidien, mais pour les entreprises, ça reste encore embryonnaire.
Qu’est-ce qui freine l’accélération de son utilisation au niveau des entreprises?
Nous sommes seulement au commencement d’un mouvement. Ça va s’accélérer assez rapidement, mais aujourd’hui l’usage est assez limité. Je pense qu’il y a un facteur d’appropriation de la technologie, son coût et certaines résistances de certains décideurs. Mais à mon avis, 2025 sera l’année de l’Intelligence artificielle au Maroc.
Y a-t-il des initiatives spécifiques qui illustrent ce saut qualitatif au Maroc?
Certaines initiatives ont commencé à émerger, il y a des annonces qui ont été faites pour utiliser l’IA dans certains secteurs qui sont relativement en avance, comme celui de la santé et de l’agriculture. D’autres secteurs, comme celui de la finance, utilisent déjà l’Intelligence artificielle, notamment pour la gestion de risque ou le scoring.
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Généralement, ce qu’on trouve de plus en plus, ce sont les chatbots, des agents automatiques qui vont répondre aux questions des internautes ou des clients sur les réseaux sociaux, les sites web ou même les répondeurs automatiques téléphoniques. Pas à très grande envergure, ça reste une application pilote, mais ils ont été implémentés par un certain nombre d’entreprises marocaines.
Quels sont les atouts du Maroc pour devenir un acteur important dans cette révolution technologique?
Premièrement, notre proximité avec l’Europe est une position stratégique. Et puis, il y a des échéances au Maroc, en 2030 avec la Coupe du monde, qui vont dynamiser une mise à niveau générale, notamment en technologie. Je pense aussi que nous avons une carte à jouer par rapport à notre jeunesse marocaine avide de nouveautés et qui s’approprie très rapidement les technologies. La bonne nouvelle c’est que la stratégie Maroc 2030 a réservé tout un chapitre de sa feuille de route à la formation des jeunes. N’oublions pas le positionnement du Maroc vis-à-vis du reste de l’Afrique en tant que hub sur le plan économique et technologique. Tous ces facteurs ne peuvent qu’aider l’émergence, au pire, d’un usage avancé, au mieux, d’initiatives en matière d’IA qui soit créatrices de valeur.
Comment se positionne le Maroc en Afrique pour l’IA?
Si on prend les pays africains, on y trouve quelques acteurs déjà connus dans le domaine des technologies de l’information, comme le Kenya et l’Afrique du Sud, deux pays anglophones, qui sont en avance par rapport à nous sur certains aspects technologiques. Il y a une spécificité linguistique dont il faut tenir compte puisqu’on est un pays arabophone et francophone alors que l’IA, c’est beaucoup d’anglais. Le Maroc n’a pas forcément le leadership pour l’instant mais il a tous les atouts pour l’obtenir. Nous avons l’avantage d’avoir une génération et une jeunesse plus à l’aise avec les langues, notamment l’anglais. Quant à notre positionnement, je dirais que le Maroc fait partie du quatuor de tête au niveau africain.
Et en comparaison des autres pays arabes?
Au niveau arabe, à part l’Égypte, il n’y a rien de vraiment concret. Il y a des choses qui se font aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, mais il n’y a pas réellement de concurrence puisqu’on est sur des spectres géographiques, géostratégiques et économiques qui sont différents. Au contraire, il y a des possibilités de collaboration avec ces pays-là.
Les pays européens sont en retard par rapport aux leaders mondiaux de l’IA (Chine, États-Unis). Avons-nous une carte à jouer?
Absolument. Notre avantage, c’est que la Chine est présente au Maroc et en Afrique à travers certains acteurs, comme Huawei, qui mettent en place des initiatives très intéressantes. Vous savez que dans l’IA, il y a la partie axée sur le développement de logiciel et puis il y a la partie réservée à l’alimentation de données. On a remarqué que l’arabe était relativement minoritaire dans les données d’entraînement qui ont été alimentées à ChatGPT, mais aussi à d’autres technologies américaines.
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Les Chinois, eux, ont une approche intéressante, puisqu’ils ont, dès le début, intégré certaines langues qui sont parlées en Afrique, notamment l’arabe et le swahili. Cela va créer une grande concurrence, l’IA va devenir un champ de bataille en Afrique entre les puissances mondiales. C’est bénéfique pour le Maroc. Diversifier nos fournisseurs en matière d’Intelligence artificielle peut être intéressant et apporteur de valeur pour nous.
L’Intelligence artificielle comporte-t-elle des dangers spécifiques pour le Maroc?
C’est clair, tout le monde en est conscient. D’ailleurs, le Maroc a été parmi les introducteurs d’une initiative à l’ONU avec les États-Unis et d’autres pays membres pour intégrer la dimension éthique de l’utilisation de l’IA au niveau mondial. Maintenant, il y a des risques liés à la cybersécurité, notamment par rapport à la protection de l’information économique et politique, donc les dangers sont là. Nous sommes relativement bien outillés de ce côté-là grâce à la Commission nationale de protection des données personnelles qui suit la technologie et on verra comment ces dimensions seront intégrées dans le dispositif légal et législatif. Le Maroc ne fait pas exception, ce sont des challenges mondiaux.
D’après vous, quelles sont les priorités actuelles au niveau législatif?
C’est une technologie nouvelle. Des applications naissent chaque jour. Il y a un décalage, forcément, entre le temps technologique et le temps législatif et réglementaire. Il y a une réflexion mondiale pour établir des règles en matière de protection des données personnelles et en matière d’éthique. Mais c’est important que ce travail de sensibilisation soit fait pour légiférer, pour développer une stratégie d’IA au sein de son entreprise, mais aussi auprès des citoyens.
Les utilisateurs ont parfois une relation de confiance excessive avec l’Intelligence artificielle. Quels sont les risques associés?
Il y a un vrai travail de sensibilisation à faire auprès des utilisateurs pour qu’ils utilisent ces outils de manière rationnelle et pour protéger leurs données. Les gens ne réalisent pas que les informations fournies à l’IA peuvent être utilisées dans des requêtes d’autres utilisateurs ou être consultées par des humains.
En effet, lors de l’entraînement de l’IA, des données sont intégrées, souvent avec l’assistance ou la validation d’humains. Des salariés d’OpenAI et d’autres acteurs vérifient les informations pour qu’elles fassent partie de la base de connaissance. Beaucoup pensent que tout reste dans la machine, mais ce n’est pas le cas. Ce qui est saisi peut être exploité à des fins dont nous n’avons pas encore une visibilité complète. Il faut donc être vigilant sur cet aspect.
On entend souvent parler de Superintelligence artificielle sur les réseaux sociaux. Pouvez-vous nous l’expliquer simplement?
C’est l’avenir de l’Intelligence artificielle. Il s’agit de l’IA général, par opposition à ce qu’on utilise aujourd’hui: l’IA générative. Cette intelligence, pour moi, est encore une utopie. L’objectif de cette IA générale, c’est d’avoir le même niveau d’intelligence qu’un humain, capable d’analyser des situations complexes, d’utiliser une mémoire, de faire des exercices de logique qui sont propres au cerveau humain pour produire un résultat qui est proche de ce que l’humain peut faire. La recherche évolue de manière exceptionnelle, je pense que c’est quelque chose qui est en train de se concrétiser. Ça va vraiment changer les règles puisque l’être humain, en quelques secondes, peut prendre la décision sur la base de ses connaissances, de sa logique, de ses sentiments, de ses émotions et de son retour d’expérience. Est-ce que la machine est capable d’avoir le même niveau de précision dans la prise de décision? Moi je suis optimiste.