Face à une flambée des cas de rougeole, qui a déjà coûté la vie à 120 personnes, le ministre de la Santé, Amine Tehraoui, brille toujours par son mutisme. Ali Lotfi, chercheur en santé publique, ne mâche pas ses mots sur la gestion de cette crise: «L’Organisation mondiale de la Santé n’a cessé d’alerter les pays pour les inciter à se préparer et à réagir rapidement face à la menace de la rougeole, mais le ministère de la Santé, ainsi que l’Exécutif, ont fait preuve de laxisme. Non seulement il n’y a pas eu d’anticipation adéquate, mais la réponse actuelle est d’une faiblesse sidérante.»
«Le département de la santé continue de se murer dans un silence déroutant alors que l’épidémie progresse à une vitesse alarmante. Aucun point de presse, aucune conférence, aucune mise au point régulière», s’indigne le président du réseau marocain pour la défense du droit à la santé.
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Pour Ali Lotfi, ce mutisme n’est rien d’autre qu’un aveu de défaillance. «Une communication proactive est essentielle pour informer, rassurer et mobiliser la population dans la lutte contre une maladie contagieuse comme la rougeole», estime-t-il, précisant que «ce vide communicationnel ne fait qu’aggraver la situation. Face à un ministre muet et inerte, la désinformation prospère, la panique s’installe et la méfiance s’accentue».
Le Maroc a pourtant été un exemple en matière de lutte contre la rougeole. Grâce à une politique vaccinale rigoureuse et à un programme national d’immunisation restructuré dès 1986, le pays avait réussi à réduire drastiquement le nombre de cas.
Précédemment contacté par Le360, Tayeb Hamdi, médecin a indiqué que cette recrudescence s’expliquait par deux facteurs: «Une baisse de la couverture vaccinale chez les enfants ainsi qu’une diminution du niveau de surveillance épidémiologique», tout en signalant «qu’aucune région du Maroc n’atteint actuellement le seuil crucial de 95% de couverture vaccinale, pourtant nécessaire pour stopper la propagation de la rougeole».
Un succès de la vaccination… jusqu’à un relâchement total
Avant 2013, le programme national d’immunisation préconisait une seule dose du vaccin contre la rougeole à l’âge de 9 mois. Mais cette seule dose ne garantissait qu’une immunité de 90%, laissant une proportion de la population vulnérable au virus. C’est pourquoi, à partir de 2014, une seconde dose a été introduite afin d’atteindre une couverture vaccinale de 95%, nécessaire à l’élimination de la maladie. C’est d’ailleurs ce qu’expliquait Mohamed El Youbi, directeur de l’épidémiologie au ministère de la Santé, lors d’un wébinaire, réservé aux professionnels de la santé, tenu le 15 janvier. Ce changement stratégique a porté ses fruits: les cas de rougeole ont chuté drastiquement et le Maroc avait même atteint le statut de pré-élimination reconnu par l’OMS.
14 octobre 2023 à Agadir, là où tout a commencé
Le 14 octobre 2023, le Centre hospitalier universitaire d’Agadir signale des cas groupés de fièvre éruptive, d’abord suspectés d’être liés à une autre infection. Mais en 48 heures, les laboratoires confirment qu’il s’agit bien de rougeole. En remontant la chaîne de contamination, les premiers cas sont identifiés dès le 19 septembre, soit trois semaines de circulation virale.
Un mois plus tard, 138 cas sont confirmés, dont plusieurs graves nécessitant une hospitalisation, et un premier décès est enregistré. Très vite, l’épidémie s’étend à plusieurs provinces du Souss-Massa, de Marrakech-Safi et du Guelmim-Oued Noun, avant d’atteindre les grandes villes comme Casablanca, Rabat et Fès.
Date présumée du début de l’épidémie | 19/09/2023 | |
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Cumul des cas au 14 novembre 2023 | 138 | |
Détails | dont confirmés | 44 |
dont hospitalisés | 26 | |
dont suivis en réanimation | 03 | |
Nombre de cas rétablis (chez les hospitalisés) | 24 | |
Nombre de décès | 01 |
Pourquoi un virus qui semblait sous contrôle a-t-il pu reprendre autant de terrain? Mohamed El Youbi souligne un problème de distribution inégale des vaccins: «La couverture vaccinale doit être uniforme sur l’ensemble du territoire, pas seulement au niveau national. Or, des disparités existent entre les régions, les provinces et même entre les communes. Là où la couverture est insuffisante, le virus trouve un terrain propice à sa propagation.»
Face à l’ampleur de l’épidémie, le système de surveillance a dû s’adapter. «Face à une épidémie, quelle qu’en soit la nature ou la cause, on n’investigue plus tous les cas et on ne les confirme plus au niveau du laboratoire», explique Mohamed El Youbi.
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«Le système de surveillance s’est vite adapté, ne confirmant que les premiers cas de chaque foyer géographique, les cas suivants étant confirmés automatiquement par un tableau clinique évocateur dans un contexte épidémiologique où le virus circule», poursuit le responsable.
Un système de transmission de données agrégées a été mis en place pour suivre l’évolution de l’épidémie, notamment le nombre d’hospitalisations et de décès. «Ces données agrégées allaient nous permettre et nous permettent toujours de suivre l’évolution dans le temps, donc les tendances temporelles de la situation épidémiologique, mais aussi la propagation spatiale des cas relevant de cette épidémie», précise le directeur de l’épidémiologie.
Cependant, l’investigation individuelle des cas n’est pas abandonnée. «Nous avons continué les prélèvements systématiques au laboratoire et collecté des données pour établir les caractéristiques individuelles de ces cas, notamment l’âge et le statut vaccinal», indique Mohamed El Youbi.
Un système d’audit des décès a également été mis en place «pour comprendre les caractéristiques de vulnérabilité qui expliquent que certaines personnes décèdent malheureusement».
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Enfin, un algorithme a été défini pour identifier les cas nécessitant une confirmation biologique au laboratoire. «Cet algorithme vient d’être mis à jour dans le cadre de l’actualisation du manuel de procédure de surveillance et de riposte à cette épidémie, en concertation avec le Centre national des opérations d’urgence santé publique pour aiguiller et décider des cas qui doivent bénéficier de cette confirmation au laboratoire», note Mohamed El Youbi.
Le suivi de l’évolution de l’épidémie est assuré par la courbe épidémique, qui révèle une progression constante depuis le dernier trimestre 2023, avec une accélération notable au cours des dernières semaines. «Le nombre de cas ne cesse d’augmenter de semaine en semaine, en raison de la progression et de la dynamique géographique et spatiale de cette épidémie», explique Mohamed El Youbi. «Le nombre de cas se multiplie dans les régions et les provinces les plus peuplées, en l’occurrence Casablanca-Settat, Rabat-Salé, Fès-Meknès et même Tanger-Tétouan-Al Hoceima.»
Certaines régions, comme Souss-Massa et Drâa-Tafilalet, présentent une incidence cumulée particulièrement élevée, tandis que d’autres, comme Tanger-Tétouan, connaissent une augmentation récente des cas. L’analyse des décès, basée sur les rapports d’audit, montre que la majorité des décès concerne les enfants de moins de 5 ans (42%), suivis par les personnes âgées (plus de 37 ans) et les adultes de 18 à 36 ans.
Taux de mortalité, selon le groupe d’âge. (Source: ministère de la Santé)
Groupe d'âge | % |
---|---|
Moins de 5 ans | 42% |
5 à 11 ans | 12% |
12 à 17 ans | 7% |
18 à 36 ans | 15% |
37 ans et plus | 24% |
Total | 100% |
Un élément crucial ressort de cette analyse: la quasi-totalité des décès est survenue chez des personnes non vaccinées: «La majorité écrasante, voire la quasi-totalité des décès, concerne des personnes qui ne sont pas vaccinées. Seuls quelques cas très rares sont survenus chez des personnes vaccinées avec une ou deux doses».