Darija, notre oubliée langue nationale

Karim Serraj.

Chronique«La langue est le signe principal d’une nationalité», écrivait l’historien Jules Michelet en 1840, dans son «Histoire de France». Et nous, quelle est donc notre véritable langue nationale? S’agit-il de l’arabe classique, de l’amazigh ou de la darija? Et que gagnerait notre Royaume en hissant la darija, taxée de vulgarrité, à la hauteur de la langue arabe classique?

Le 19/11/2023 à 11h00, mis à jour le 19/11/2023 à 11h00

Il y a deux jours, la France a officiellement reconnu l’arabe dialectal comme la deuxième langue la plus parlée par la société française (lire l’article de Zineb Ibnouzahir). L’arabe dialectal, nous l’appelons dans le Royaume la darija, bien que celui-ci mérite l’appellation de langue marocaine, ou le marocain.

«Darija» signifie tout simplement «dialecte», et ne convient pas à désigner historiquement une langue. Nous hésitons encore à accorder au marocain le statut de langue nationale. Le sujet me tient à coeur et je vais aujourd’hui m’exprimer sur la chose.

D’abord la situation linguistique. Ce que l’on observe, c’est une société qui parle en dialecte marocain la majorité de son temps. Les interventions en arabe classique sont toujours circonstanciées: dans les enceintes de la justice et quelques administrations, les matières enseignées en arabe à l’école et à l’Université. On peut ajouter les chaînes de télévision et les médias officiels. Et c’est tout.

Jamais un citoyen marocain n’a parlé en arabe classique à son coiffeur ou son boulanger. Jamais un juge, un avocat n’ont utilisé l’arabe classique en dehors du tribunal. Même le professeur d’arabe classique oublie sa langue de travail dès qu’il met les pieds dans la cour de récréation. Je dirais même plus: le gouvernement qui baragouine un arabe classique approximatif, c’est pareil. Il parle darija en sortant du Parlement!

L’amazigh exclut la plupart des citoyens marocains. Il est utilisé dans certaines régions, ou entre Amazighs qui se reconnaissent dans les grandes villes.

La majorité des enfants vit une scolarité angoissante à cause du problème des langues, et de l’absence finalement d’une langue nationale. Les écoliers sont les victimes expiatoires d’un drame. Il faut avoir le courage de le reconnaître: une bonne partie du décrochage et de l’échec scolaire est tributaire de la carence d’une langue nationale. L’écolier, assis sur la chaise explosive de l’école marocaine, doit se demander chaque jour pourquoi on lui répète qu’il ne doit pas dire «dar», mais plutôt «manzil» en arabe classique pour signifier «maison».

La langue nationale doit être la même à l’école et dans la rue. Il faut un flux ininterrompu entre la langue de l’apprentissage (écoles, universités) et la langue parlée spontanément à l’intérieur des maisons, chez l’épicier et au café. L’alchimie se produit alors, la vie publique reçoit le savoir de l’enseignement public qui va qualifier et raffiner la société. Le réel se verra transformé par le Verbe. L’individu reste dans la même langue, quel que soit l’environnement des échanges sociaux. La coupure épistémologique à laquelle nous assistons aujourd’hui va disparaître.

Comment prétendre posséder une nation forte si le tronc commun qui rassemble ses citoyens est, lui, évanescent, pas là, une langue marocaine jamais enregistrée sur du papier! Nous n’avons pas encore de langue écrite en nous. En moi. En toi. De mêmes mots, de mêmes objets culturels, par l’alchimie de la langue, dans notre inconscient collectif… Nous devons être écrits par le marocain. C’est la langue qui circule entre les gens qui construit ces derniers. Dieu a commencé à apprendre au vénérable Adam à placer des mots sur les choses; Dieu est un linguiste!

Les gens entendent la langue marocaine dès le berceau, les contes de grand-mère et de grand-père, les histoires familiales durant les veillées, et, plus tard, les discussions entre copines ou copains. Les Marocains rêvent en dialecte marocain! Alors, pourquoi ne pas leur accorder cette rédemption sociale en reconnaissant la darija comme langue nationale?

La langue nationale est celle dans laquelle baigne l’individu. Elle lui fournit la matière pour nommer, désigner le monde dans lequel il est acteur. Une langue doit être consommée et régurgitée. Le monde mental des Marocains doit faire corps avec le monde physique. Alors s’opère la construction sociale, à l’intérieur des consciences, via le Verbe. C’est le mystère de la langue…

C’est pourquoi il est décisif que notre société possède une littérature en langue marocaine. L’écriture/lecture est un processus de domination du monde. Celui qui écrit dompte les objets qui l’entourent, il les convoque dans un texte et les organise. Il malaxe la langue, tourne et retourne les actions, édifie son Moi au sein de la nébuleuse des mots. C’est salutaire. On comprend tout l’intérêt d’une littérature nationale, écrite dans la langue de la rue. Elle est capable de miracles cathartiques, purgatifs. Elle permettra la diffusion de l’identité marocaine. Les femmes et les hommes du Maroc pourront enfin raconter naturellement leurs vies et leurs expériences. Toutes les expériences qui font une société… Il faut des tranches de vie, des histoires individuelles de tout un chacun, des autobiographies, des témoignages, des romans, des essais, une tentative de pensée en langue marocaine. Des livres de gens lambda: des bouchers, des fonctionnaires, des femmes et des hommes, des récits d’échec et de succès social, des histoires d’amour partagés en darija.

D’ailleurs, le triomphe de la darija marocaine est indubitable sur YouTube et les réseaux sociaux.

Les statistiques d’alphabétisation atteindront 100% si la darija devenait un jour notre langue nationale.

C’est dans le début des années 1980, avec l’arrivée au gouvernement du parti conservateur de l’Istiqlal, que l’arabisation de l’enseignement public a été mise en place. On connaît la suite… quarante ans de tergiversations où on va arabiser les sciences aux 1er et 2ème cycles, tout en laissant ces mêmes matières en langue française à l’université. Résultat: des générations d’étudiants pris entre deux feux, avec à l’arrivée des échecs cuisants d’inadaptation à cause de la langue. Depuis, on a eu droit aux députés, notamment pjidistes et istiqlaliens, qui montent au créneau chaque fois que les prémices d’une idée de réforme voient le jour.

Rappelons-nous: le roi Mohammed VI a recommandé en 2015 l’introduction de la darija marocaine dans les crèches. Une commission fut même diligentée pour étudier l’affaire. Très vite abandonnée, car les réfractaires étaient légion.

Je me souviens aussi d’Abbas El Fassi, alors Secrétaire général de son parti, qui en 2007 fustigea lors d’un point de presse la darija marocaine, quelques mois avant de devenir Premier ministre. «Il y a aujourd’hui un complot pour mettre à mal l’unité des peuples arabes, en encourageant chaque pays à utiliser son propre dialecte. Il y a même un budget spécial pour ce plan machiavélique», avait-il affirmé. Le dialecte a toujours été considéré comme une forme corrompue de l’arabe. Pour les puristes, l’enjeu est donc de taille. Il y va, selon eux, de l’unité de la Oumma et de l’un de ses plus forts repères identitaires.

Le dialecte marocain s’est écrit chaque fois que le besoin de l’écrire s’est exprimé. D’ailleurs, le Musée du judaïsme marocain à Casablanca conserve des écrits datant du 10ème Siècle où le dialecte marocain de l’époque est rédigé… en hébreux. Et puis, comme dans toutes les langues, il y a deux niveaux: le quotidien et le littéraire, le familier et le soutenu. Sinon, comment expliquer des siècles de malhoun et de zajal et un patrimoine oral en dialecte (proverbes, contes, etc.) d’une rare finesse littéraire?

Un système d’écriture ne tombe pas du ciel, il voit le jour à l’occasion d’une décision politique et d’un travail de longue haleine mené par des équipes de linguistes et de grammairiens. Cela peut paraître herculéen, mais pas tant que cela. Tout le monde l’a fait avant nous, toutes les nations qui possèdent aujourd’hui un système d’écriture adossé à leur langue maternelle ont décidé un jour d’arrêter la dérive de l’oralité dialectale. Avoir une langue nationale, c’est écrire comme on pense et comme on parle. Le mode d’emploi existe. Il a toujours fait ses preuves. Il suffit de le suivre.

Le latin a laissé naître le français, l’espagnol, le portugais et l’italien, qui étaient des dialectes honnis en Europe jusqu’au 16ème Siècle. Ainsi, la France a eu son François 1er, qui imposa la langue française que nous parlons aujourd’hui. La Turquie a forgé son identité à la suite d’Atatürk qui donna un alphabet et une grammaire à la langue turque orale. Aujourd’hui, la langue française nous paraît tellement différente de l’espagnol, de l’italien, du portugais, du roumain. Pourtant, toutes ces langues romanes furent très proches, nées du latin vulgaire, et ont été, il y a à peine quelques siècles, des dialectes.

La Turquie possède désormais une culture et une littérature vitalisées grâce à la décision historique de transformer son dialecte en langue écrite nationale.

Notre identité ne pourra faire l’impasse d’une forgerie ex nihilo, pour créer l’écriture en marocain. On ne pourra jamais faire le chemin inverse: imposer l’arabe classique à la rue marocaine. Mais quel dialecte choisir pour le Maroc? La darija de Casablanca, de Rabat, de Tanger, de Marrakech? Et l’amazigh, qu’en fait-on? Et bien, la réponse est dépassionnée: il faut opter pour la darija la plus ancrée dans l’économie et la vie populaire, qui s’est confrontée à des réalités disparates. Le dialecte qui est le plus échangé actuellement, c’est le marocain que l’on parle à Casablanca avec ses 6 millions d’habitants. Ce dialecte a perdu tout accent à Casablanca, il est devenu pragmatique à force d’usage du même mot par les habitants de la ville, qui finissent par le dépersonnaliser et le dépouiller à l’extrême, à le vider de tout accent. Le mot devient acéré, vif. Tout le pourtour de la capitale économique, jusqu’à Settat, Rabat et El Jadida, a rapproché ses accents et ses champs lexicaux de ceux de la mégalopole. Plus on va s’éloigner dans l’espace, plus les accents vont être saillants.

Ensuite, il faut une équipe de linguistes pour écrire le premier «Dictionnaire officiel de la langue marocaine» dans un alphabet arabe.

Or, ce qui est intéressant, et comme l’ont fait les autres nations, il s’agit d’incorporer dans le dictionnaire pour former les synonymes, la majorité des mots distincts régionaux. Ainsi, pour dire «garçon», il y aura «ould» ou «derri» et «ayel» (désignation que l’on trouve exclusivement dans le Nord). De sorte qu’à l’entrée, «ayel», c’est «ould» et «derri» qui deviennent synonymes, et à la sortie, «ould», c’est «ayel» et «derri» qui le deviennent, etc. Tout le monde est content.

Écrire également une «Grammaire officielle de la langue marocaine» permettra de réhabiliter les principales structures de sa syntaxe. En dix ans, une langue nationale peut être créée. Il lui faudra cependant trente ans pour prendre le relais de l’arabe classique.

Un jour, assurément, les darijas marocaine, algérienne, tunisienne deviendront des langues écrites, aussi différentes que peuvent l’être le français, le roumain et le portugais. Une fois écrites, le temps et l’usage les éloigneront l’une de l’autre, et fonderont des particularités séculaires importantes pour différencier les pays du Maghreb.

Osons hisser le «vulgaire» de la darija sur le même plan que l’arabe classique. Donnons-lui ses titres de noblesse. Marchons dans les pas des autres nations qui ont réussi à transmuer leurs dialectes oraux en de belles langues écrites.

Par Karim Serraj
Le 19/11/2023 à 11h00, mis à jour le 19/11/2023 à 11h00