Chauffard évaporé, innocent incarcéré à 78 ans: Témoignage

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EntretienAïcha, la fille de Ali Dinia, victime, elle aussi, de l'accident causé par la semi-remorque qui a renversé la voiture de son père, blessant grièvement toute la famille et causant la mort d'une jeune fille, revient sur les circonstances de la tragédie et lance un appel à la justice.

Le 22/09/2014 à 23h49

Le360: Pouvez-vous revenir sur le jour de l’accident? Que s’est-il passé ce jour-là?Aïcha Dinia: Il était environ 16h30, mes parents, mes enfants et moi étions sur le chemin du retour en direction de Tanger quand, soudain, nous avons été percutés par un camion de type semi-remorque rouge. Mon père, qui était au volant de sa voiture, conduisait à une vitesse réglementaire et c’est près de Bouznika, alors que nous étions sur la 3ème voie, que ledit camion nous a totalement obstrué la voie. Nous avons tous ressenti un choc latéral du côté droit. Notre véhicule a donc été projeté dans le fossé de séparation entre les deux voies pour se retrouver ensuite dans le sens inverse de l’autoroute.

Une jeune fille a perdu la vie et votre famille et vous avez été blessés. Quelle a été la gravité de vos blessures et où en êtes-vous aujourd’hui dans le processus de guérison?

Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons. En effet, une jeune fille de 23 ans, à la fleur de l’âge, a malheureusement perdu la vie. Nous avons présenté nos sincères condoléances à sa maman qui a été meurtrie dans sa chair et nous les réitérons car nous partageons sincèrement sa douleur. Quant à nous, nous avons tous été grièvement blessés. Réanimations, interventions chirurgicales, soins intensifs, etc. À ce jour, nous vivons avec des douleurs horribles, notre mère est immobilisée par une fracture aux cervicales, les enfants seront privés de scolarisation pendant de longs mois à cause des embrochages, Hamza souffre également d’un sérieux hématome crânien avec caillot de sang.

Le chauffeur de la semi-remorque responsable de l’accident a été relâché après quelques jours de garde à vue. Comment les autorités expliquent-elles cela?

Le chauffeur a été relâché sous caution à l’audience du 02/09/2014. Ses avocats se sont appuyés sur le fait que l’identité du témoin (pourtant citée dans le procès verbal de la gendarmerie), n’était pas mentionnée et, du, coup ils ont prétendu à tort qu’il y avait erreur sur le chauffeur et son camion. Par ce subterfuge, le chauffeur a pu profiter de la liberté provisoire. A aucun moment, un membre de la famille ne s’est manifesté ni ne s’est rendu à la gendarmerie pour vérifier ce qui s’y tramait. S’il est vrai qu’il n’y a eu aucune trace de choc sur ce fameux camion, alors pourquoi cet individu a t-il donc été placé en garde à vue et relaxé aussitôt qu’ils ont pu se procurer un présumé coupable?

Monsieur Ali Dinia, votre père, a quant à lui été incarcéré alors qu’il était à l’hôpital. Quel est son état de santé et quels arguments a donc avancé le juge pour ordonner son incarcération?48 heures après l’accident, les enquêteurs chargés de l’affaire sont venus recueillir sa déposition alors qu’il se trouvait encore en réanimation. Son état de santé ne lui permettait pas de parler et, malgré l’indignation de tous les membres de la famille, les enquêteurs nous ont fait entendre qu’on entravait leur mission. Nous nous sommes écriés que cette déposition n’était pas aux normes et c’est ainsi que ces mêmes enquêteurs sont revenus, quelques jours plus tard, à la clinique pour reprendre une nouvelle déposition. Pourquoi ces enquêteurs ont-ils déposé les 2 procès verbaux au parquet alors que le second devait annuler le premier? Est-ce la procédure? Pourquoi ces gendarmes n’ont pas cessé de nous attendrir au sujet de ce camionneur, disant qu’il laisserait derrière lui de pauvres enfants orphelins? Peut-être cherchaient-ils déjà à l’innocenter? Pourquoi nous ont-ils asséné que le camion était blanc alors qu’on leur disait qu’il était rouge? Pourquoi n’ont-ils pas pris la déposition de maman qui était pourtant claire et pourquoi n’ont-ils pas conservé les coordonnées du seul témoin qui est d’ailleurs cité dans leur rapport? Ils ont fait le guet devant la porte de la clinique jusqu’au 23 août, date à laquelle papa a été présenté au procureur du Roi de Benslimane sur une chaise roulante, plâtré, récemment opéré. Il est directement soumis au juge d’instruction qui décide de son incarcération sans même se soucier de son état de santé.

Est-il vrai que le chauffard et les témoins se sont volatilisés?Selon les procès verbaux de la Gendarmerie Royale, un témoin s’est arrêté pour les avertir qu’un camion venait de provoquer un grave accident. Ce témoin a formellement identifié le chauffeur et son camion puisqu’il est dit qu’ «après avoir désigné le chauffeur au gendarme au niveau du péage, il est remonté dans sa voiture.» Par conséquent, le fait de rendre ce témoin non identifiable ne profite qu’au chauffeur. De plus, ce témoin n’a pas pu être inventé par mon père et les autres membres de la famille qui, au même moment, se faisaient évacuer à l’hôpital de Mohammedia pour y recevoir les premiers secours. Il n’en demeure pas moins que ce chauffeur a été précisément, et de manière oculaire, identifié comme partie prenante de l’accident. Ce détail très important, relaté dans le procès-verbal, prouve justement que ce camion n’a pas été arrêté à tort. On se demande, là aussi, pourquoi ces gendarmes n’ont même pas pris le numéro de sa plaque d’immatriculation!

Votre père s’est vu refuser par quatre fois ses demandes de liberté provisoire. Dans quel état se trouve t-il aujourd’hui?

En bon musulman, il s’arme de patience et de prières. Pour le reste, comment voulez-vous qu’il se sente après une telle injustice? Au vu de son âge avancé et de son état de santé suite à ses multiples blessures, combien de temps pourra-t-il supporter le milieu carcéral ? Pourquoi ne lui accorde-t-on pas le bénéfice du doute et par conséquent la présomption d’innocence tel que cela est prévu dans le code pénal?

Une pétition a été lancée sur Avaaz et la société civile, qui vous soutient fortement, appelle aujourd’hui à un sit-in pour ce mardi 23 septembre, à 9h, devant le tribunal de première instance de Benslimane. Non, il ne s’agit absolument pas de faire un sit-in. Des personnes nous accompagnent depuis le début, et il s’agit d’un soutien physique et moral. Nous ne cherchons pas à semer la pagaille ni à crier au scandale, nous voulons juste que notre père sorte de prison. Nous ne saurions être tenus pour responsables d’un quelconque débordement. Nous voulons croire que la justice de notre pays va nous rendre notre père mardi tout comme nous ne voulons plus que ce genre d’histoire se reproduise à l’avenir.

Par Bouthaina Azami
Le 22/09/2014 à 23h49