Ces Palestiniens qu’on oublie

Karim Boukhari.

ChroniqueLoin de Gaza, des bombes et des grands discours diabolisant l’autre, un beau film sur les déboires d’une famille palestinienne à Haïfa. Une leçon d’humanité et d’humilité.

Le 18/10/2025 à 09h00

Parfois, la fiction est le meilleur moyen d’ouvrir les yeux sur la réalité. Surtout dans un pays et une terre qui focalisent l’attention du monde entier et où la guerre, réelle ou larvée, est une actualité quasi-permanente. Il y a la Palestine et il y a les Palestiniens. La terre et les individus. Les deux sont occupés.

Et il n’y a pas que les Palestiniens de Gaza. Il y a ceux qui sont, passez-moi l’expression, «dans la gueule du loup»: les Palestiniens d’Israël, qu’on appelle généralement les Arabes israéliens. Ils ne sont ni apatrides, ni invisibles. Ils ont une patrie, la Palestine, et une nationalité: israélienne. Leur identité et leur réalité se perdent un peu entre les deux. Leur histoire et surtout leur présent, que l’on connait si peu, il n’y a guère que le cinéma et la fiction, parfois aussi le documentaire, pour en rendre compte. Et leur justice, au passage.

Chroniques de Haïfa, le deuxième film du Palestinien Scandar Copti (dont le premier essai, Ajami, avait déjà fait du bruit en 2009), rentre dans cette catégorie de film-témoignage ou film-miroir. C’est ce qui le rend indispensable. D’autant qu’il a pris le parti de se débarrasser de toute idéologie, de toute démagogie.

Comme Ajami, Chroniques de Haïfa est un film choral. Les personnages sont comme des marionnettes manipulées par le vrai personnage principal: le décor, c’est-à-dire la ville, le pays. Et quel pays!

«Le film semble nous dire, en creux: sommes-nous prêts à recevoir des images de vie de cette terre de déchirements et de guerres, sommes-nous prêts à percevoir l’humain et l’universel en chacun, au-delà de sa confession ou de sa nationalité civile? »

Nous sommes dans une famille arabe et chrétienne de Haïfa, la capitale du nord israélien. Le père fait doucement faillite. La mère, une femme forte, fait tout pour préserver les apparences. Le fils entretient une liaison secrète avec une Israélienne qui tombe enceinte et refuse d’avorter. La fille vit beaucoup la nuit et perd sa virginité à la veille de son mariage. Elle aussi fréquente en secret un Israélien…

La guerre ici est individuelle, à l’échelle de l’intime. Le conflit politique ou militaire n’est qu’une toile de fond lointaine, mais qui enserre chacun et empêche les individus d’écouter leurs désirs, leur dictant des décisions contraires à leur volonté.

En évitant d’aborder frontalement le conflit israélo-palestinien, et en s’intéressant à une frange minoritaire de la population (des Palestiniens chrétiens, aisés, parfaitement «intégrés»), le film refuse de déshumaniser ou d’essentialiser l’autre, celui d’en face, et gagne une dimension universelle parce que très humaine. Ce qui n’empêche jamais la douleur de la Palestine d’être présente, comme une ombre flottante…

Tourné avant le 7 octobre 2023, mais avec un montage étalé sur plus d’un an, Chroniques de Haïfa nous arrive seulement aujourd’hui. Bien sûr, il y a eu la guerre entretemps. Et le film semble nous dire, en creux: sommes-nous prêts à recevoir des images de vie de cette terre de déchirements et de guerres, sommes-nous prêts à percevoir l’humain et l’universel en chacun, au-delà de sa confession ou de sa nationalité civile?

Un très beau film que les distributeurs marocains devraient s’empresser de «rapatrier» au plus vite, ne serait-ce que pour nous donner à voir cette autre Palestine que l’on ne connait (presque) pas.

Par Karim Boukhari
Le 18/10/2025 à 09h00