Souffrir, nager dans le bonheur, chérir, réprouver. Là, réside la balance humaine. Un pendule de Foucault constant entre ce que notre perception considère être des émotions positives ou négatives. Pourtant la sagesse antique des philosophes, ainsi que celle des vieilles religions, ne séparait pas aussi prestement le mal du bien. La frontière entre ces deux couleurs n’est pas aussi nette qu’on le voudrait aujourd’hui.
Dans le taoïsme chinois par exemple, le Yin Yang représente la vie comme résultat de deux activités à la fois opposées et complémentaires, l’une dynamique et émettrice (Yang), l’autre plus passive et réceptrice (Yin). Toute chose et toute vie résulteraient du passage inexorable du Yin au Yang, du Yang au Yin.
Chez les Égyptiens anciens qui nous ont laissé les étonnantes pyramides, les prêtres étaient initiés à la dualité du monde, à l’École des mystères, avec le jour qui succédait à la nuit, l’homme qui complétait la femme, le froid qui précède la chaleur sur terre, le haut et le bas, la droite et la gauche, la couleur rouge et son clone complémentaire, le bleu, etc. Rien n’existe sans son adjuvant opposé qui lui sert à survenir.
Chez Zoroastre (Zarathoustra) le premier prophète de l’histoire, le «rta» symbolise le beau et le bien, et il coexiste avec le «druj», foyer de la nuit, des menaces et du mal. Zoroastre écrivit: «De ces deux principes fondamentaux qui ont été conçus comme jumeaux et qui naissent dans la pensée, l’un représente le bien et l’autre le mal. Et lorsque, dès l’origine, ces deux principes fondamentaux se sont rencontrés, ils ont créé la vie et la non-vie [le chaos]». Dieu sort le monde de son chaos et l’organise en dotant sa créature, l’être humain, du pouvoir de l’intelligence.
Chez nos sœurs et frères juifs, le livre «Zohar», l’œuvre maîtresse de la Kabbale rédigée en araméen, s’attarde longuement sur la dualité du bien et du mal, dont l’emboitement est nécessaire à la vie. Dans le Coran, le bal des couples des contraires, instaure un principe de dualité qui finit par se fondre dans l’unicité divine monothéiste. Ne dit-il pas: «Et de toute chose nous avons créé un couple, peut-être vous rappellerez-vous de tout cela? (Verset 49, sourate 51)».
On peut ajouter les philosophes grecs avec le culte d’Orphée, les Romains à partir de l’époque de l’empereur Hadrien (mort en 138 apr. J.-C.), le manichéisme perse de Mani où la dualité est fondatrice de sa religion, postulant la coexistence de deux principes éternels à l’origine du bien et du mal, ou encore le pashupata et le sâmkhya en Inde, etc. L’histoire de l’être humain a toujours privilégié la compréhension du monde à travers un jeu de ping-pong entre ce qui nous réjouit et apporte du plaisir, à ce qui nous peine et provoque en nous une douleur psychique, voire somatique, éprouvée dans notre corps.
Au 21e siècle, ce sont les coachs qui remplacent les écoles initiatiques de jadis. Ils apprennent à accepter la douleur, à tirer profit d’une situation apparemment dramatique, à bâtir sur des cendres. L’homme est un phénix qui renait de ses ruines. Faible créature, pleine de défauts, orgueilleuse, mortelle malgré son impression d’éternité, et pourtant cette fragilité est aussi notre plus grand ressort. La plus grande force de la femme et de l’homme réside dans leur résilience. Repartir. Créer à nouveau. Élever des cités et des mondes insoupçonnables après leurs destructions. Apprendre du mal pour mieux servir le bien.
La solidarité manifestée par les citoyen(ne)s du Royaume est magnifique, providentielle. Malgré la douleur du Sud, rien n’est assez puissant pour ébranler le sentiment d’appartenance –si difficile à mettre en place- à une grande Nation que ressentent les citoyen(ne)s en ce moment. Le mot «patriotisme» qui n’a pas beaucoup circulé, dans la presse et la société, sied cependant à la situation que vivent depuis le 8 septembre les Marocaines et les Marocains. Les composantes de la société, de tous bords, se sont retrouvées dans la douleur causée par ce cataclysme de la nature. Ce sont un peu nos mères, nos enfants ou nos frères et sœurs, nos pères qui ont péri dans le Haut Atlas.
Bien que cela paraisse difficile à accepter, le malheur engendre toujours un bienfait, et un bien éthique qui, s’ils sont intelligemment exploités, donne naissance à une version plus aboutie de la création. L’homme s’en va au bout de quelques décennies, comptées sur les doigts des deux mains, mais ses réalisations demeurent debout. C’est le sens du progrès humain.
Le séisme de 2023, faisant suite aux 30 tremblements de terre mortels qui ont secoué le Royaume depuis quatorze siècles, va nous renforcer en tant que Nation, faire de nous un peuple plus marocain, plus uni, car nous aurons fait, pour la génération actuelle, l’expérience du don de soi. Ce moment dur va aussi révéler l’humanisme de chacun(e). Il faut maintenant s’armer de sagesse, et apprendre de la vie comme le ferait un antique ancêtre des grandes civilisations qui ont contribué à forger la nôtre. Tout ce qui vient de la providence est source de bienfaits. Il ne s’agit pas de se morfondre dans la tristesse, mais plutôt de considérer le séisme du Haut Atlas comme un tremplin pour une société meilleure. C’est le moment d’être plus puissants ensemble, pour montrer à la vie intelligente que nous transcendons toute forme de défi, et que l’avenir appartient aux vainqueurs.
Sur place, élevons un lieu de mémoire en hommage aux victimes du Haut Atlas, qui serait ouvert au grand public, et que les enfants victimes pourront aimer dans trente ans une fois adultes. Encourageant aussi les Universités à développer l’expertise marocaine en matière de sismologie, à travers des modules introduits dans les cursus, à partir de l’expérience nationale.
Il faut nous imaginer, en 2027, avec un Sud restauré plus beau, avec ses hameaux hospitaliers qui accueillent chez l’habitant les touristes venus des quatre coins du globe pour grimper l’Atlas. Le Fonds spécial pour la gestion des effets du tremblement de terre ayant touché le Royaume du Maroc doit servir à vitaliser les régions touchées, en mieux. Quiconque peut participer, même avec 10 dirhams, et se sentir investi de noblesse humaine. Cela est une porte céleste ouverte sur l’humanité qui gît en nous, et une expression de la bonté qui est l’acte naturel le plus spontané qui soit, et aussi l’amour que nous devons à notre prochain et que les autres nous doivent...
Apprenons du mal et du malheur. Transformons et sublimons la catastrophe en paradis. Il s’agit de bâtir une nouvelle civilisation marocaine. Le séisme nous rappelle le cycle vital de l’humanité, dont nous sommes un bout inaliénable. Gageons que la reconstruction fera du Sud affecté l’une des régions les plus prospères du pays.
L’épreuve que nous traversons doit nous souder et permettre à la génération actuelle de se fondre dans l’unité d’un individu. Elle fera de nous une société plus indulgente et clémente, à l’âme encore plus belle et lumineuse. Elle doit mettre en évidence les plus beaux sentiments humains. L’épreuve doit aussi nous servir de repère dans les annales historiques, avec une prière (ou Minute de silence) chaque 8 septembre des prochaines années.
Je lis en ce moment Après le tremblement de terre, de l’écrivain japonais Haruki Murakami, et celui-ci me rappelle beaucoup notre situation. Un mois après le tremblement de terre de Kobe en 1995, les secousses n’ont pas cessé dans le coeur des rescapés... «Les séismes intérieurs déplacent les solitudes ordinaires, réveille les consciences endormies ou ravive le feu de la vie» dit le narrateur à un moment de l’histoire. Murakami dépeint, avec une sensibilité délicate, la faille intérieure présente en tout individu. Les six personnages des nouvelles ont un lien invisible, et des vies mystérieuses, troublantes et lyriques, où le monde n’est qu’un rêve qui peut s’évanouir en un rien de temps, mais la vie est plus forte que la mort. L’être humain est capable du plus beau et du meilleur. Du noir survient la lumière. On sort grandi des situations et crises difficiles. On pardonne toujours au malheur. C’est la grande conclusion à laquelle on accède à la fin du livre.