Je me souviens d’une période de chergui, ce vent sec et chaud que d’autres appellent sirocco. Ce n’était pas un vent ordinaire, pas de ceux qui passent sans laisser de trace, mais une douceur piquante, un souffle ardent saturé de sable, semblant ramener jusqu’à nous tout le parfum du Sahara.
La lumière était ocre, passant l’ambiance en sépia; les voilages ondulaient en cadence. Du sable fin s’était glissé sur le balcon, jusque dans les fentes du bois des fenêtres —messager discret d’un ailleurs que je ne connaissais pas encore.
Mes parents, absorbés par la radio et par l’unique chaîne de télévision de l’époque, suivaient les nouvelles de très près.
J’étais trop jeune pour comprendre, mais pas assez pour ne pas sentir que quelque chose dépassait le quotidien.
Nous étions en novembre 1975. La Marche verte venait de commencer.
Tout compte fait, peut-être que le vent n’avait jamais soufflé à ce moment-là.
Peut-être que l’enfance, souveraine de son imagination, avait allègrement réarrangé les saisons.
Dans ma mémoire, toutefois, le souffle venu du désert résonne encore d’un lointain et puissant écho, et relie Casablanca aux confins du Sahara dans une même respiration.
Comme si, l’espace d’un instant, le désert avait incliné sa vaste solitude pour saluer le pays, tandis que tout un peuple, rassemblé aux quatre coins du royaume, avançait vers lui.
L’émotion flottait dans la maison: un mélange de fierté, de prière discrète et de gravité.
Sur l’écran familial, des foules en liesse… Des visages émus d’hommes et de femmes, des drapeaux rouges frappés de l’étoile verte dansant dans le vent, des convois s’étirant en une spectaculaire procession, des chants d’un patriotisme ardent —et toute cette ferveur que même l’enfant que j’étais pouvait pressentir, quoique confusément.
À huit ou neuf ans, on marche pour aller à l’école,
pour vaquer aux petites choses de la vie; on ignore encore que marcher peut devenir un acte de destin.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris. Derrière ces images, ces chants, cette liesse, il y avait la patience, les veilles discrètes, la diplomatie silencieuse et l’audace tranquille d’un pari politique et logistique inédit.
Dans les semaines précédentes, le pays s’organisait en silence.
Trois cent cinquante mille volontaires —«le chiffre des individus qui naissent au Maroc chaque année».
Chaque jour, trains, cars, camions glissaient vers le Sud, dressant des tentes à perte de vue, rationnant l’eau, partageant le pain, priant à l’aube, tenant une discipline sans cris.
Une marche pensée comme un acte de foi.
Pendant ce temps, à voix basse, le reste du monde retenait son souffle.
Rabat, Madrid, l’ONU.
On se parlait, on se jaugeait, on avançait prudemment.
Le 5 novembre, le roi annonça officiellement le départ de la Marche verte.
Le 6, des milliers de pas franchirent la frontière tracée à l’encre d’autres puissances.Quelques jours plus tard, Madrid céda; le 14 novembre, un accord fut scellé.L’Espagne entama son retrait du Sahara.
Bien des années après, le vent s’était apaisé, les jours avaient repris leur cadence.
Dans la bibliothèque de mon père, entre Guerre et Paix de Tolstoï, les Méditations poétiques de Lamartine et d’autres ouvrages de divers tons, se tenait un volume singulier: Le Défi, signé Hassan II.
J’y cherchai ce que l’enfant avait ressenti et ce que l’adulte voulait comprendre.
J’y allai avec appréhension, m’attendant à un livre politique, austère et convenu.Je découvris un livre-acte —plus qu’un récit: une posture, une vision, une mémoire travaillée par la légitimité et le destin d’une nation.
Certaines lignes semblaient écrites pour être murmurées à travers le temps: «Nous avions le bon droit pour nous. Mais il nous fallait attendre une hypothétique résolution de l’O.N.U. Il s’agissait donc, après une année de procédure et de consultations internationales, de faire passer dans la réalité ce qui était théoriquement acquis, et menaçait de s’enliser dans les sables du désert. Puisque notre Sahara ne pouvait venir à nous, nous devions aller à lui.»
J’ai compris ainsi, la maturité de l’âge aidant, le sens profond de cette marche qui ne ressemble à aucune autre… Nous sommes au-delà de la géopolitique. «Une cérémonie à la fois sportive, patriotique et spirituelle, une sorte de pèlerinage possessif vers cette antique terre marocaine».
Le livre trône aujourd’hui dans ma bibliothèque, témoin d’une époque et d’un éveil.
Il me rappelle qu’il existe des gestes qui traversent le temps: un livre tendu, une parole confiée, et cet héritage que l’on cultive, humblement, patiemment, avant de le transmettre, de génération en génération.
Ce que l’Histoire ne dit pas à voix haute, les livres, les pères, le vent se chargent de le murmurer subtilement.
Et longtemps après que les pas se sont tus, le bruissement demeure.
Alors, quand souffle de nouveau le chergui, c’est un murmure ancien qui relie le ciel de Casablanca aux dunes du Sahara.
Nous avons, certes, hérité d’une marche avant d’en comprendre le sens.
Nous n’avons pas marché parmi eux, mais le battement de leurs pas continue de vibrer en nous.
Nous sommes de cette génération qui a grandi avec l’écho du désert dans les oreilles. Et dans chaque brise venue du Sud, c’est encore un fragment de cette histoire qui revient.






