Entre Arendt et Rawls: l’autonomie marocaine comme théorie politique de la souveraineté ouverte

Lahcen Haddad.

Lahcen Haddad.

ChroniqueLe plan d’autonomie marocain et la redéfinition du droit international à l’ère du réalisme normatif.

Le 06/11/2025 à 11h00

Le conflit du Sahara marocain illustre, mieux que tout autre, la transformation silencieuse du droit international contemporain. Longtemps lu à travers le prisme des indépendances postcoloniales, il met désormais en tension deux principes structurants du système westphalien: le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’intégrité territoriale des États. Ce débat, pour reprendre la formule de Raymond Aron, ne se déroule pas dans «l’ordre idéal des nations» mais dans celui «des passions et des intérêts» («Paix et guerre entre les nations», Paris: Calmann-Lévy, 1962). Autrement dit, il révèle la difficile conciliation entre la légitimité démocratique et l’ordre international, tension au cœur de toute théorie moderne de la souveraineté.

Dans cette perspective, l’initiative marocaine d’autonomie, proposée en 2007, constitue bien plus qu’une offre politique: elle marque l’émergence d’une conception post-westphalienne de la souveraineté — non plus absolue et indivisible, mais relationnelle et partagée. Elle s’inscrit ainsi dans le mouvement que Martti Koskenniemi décrit comme le «passage du droit international de la contrainte à la gouvernance», («The Gentle Civilizer of Nations: The Rise and Fall of International Law 1870–1960», Cambridge University Press: 2001) où la normativité juridique devient le produit du dialogue entre universalité et contextualité.

La légitimité historique et la continuité de l’État

L’avis consultatif de la Cour internationale de Justice (1975) a reconnu l’existence de liens juridiques et d’allégeance entre les tribus sahariennes et le Sultan du Maroc. En affirmant que le territoire n’était pas terra nullius, la Cour a réintroduit la dimension historique et civilisationnelle dans la définition de la souveraineté. Comme le note Hedley Bull dans «The Anarchical Society, A Study of Order in World Politics» (Macmillan: 1977), la légitimité d’un ordre politique repose sur sa capacité à relier la continuité historique à la stabilité institutionnelle. C’est précisément ce que réalise le Maroc: transformer un héritage de légitimité en projet de gouvernance moderne, où la souveraineté devient un espace d’intégration plutôt qu’un instrument d’exclusion.

Le plan d’autonomie proposé en 2007 prolonge cette logique. Il prévoit un parlement régional et un exécutif élus, dotés de compétences étendues en matière de développement, de culture et d’environnement, tout en maintenant la souveraineté nationale. Il s’agit, pour reprendre l’expression d’Amartya Sen, d’une «capabilité» institutionnelle («Development as Freedom», Oxford University Press, 1999): la liberté politique traduite en institutions concrètes. L’autonomie n’est pas ici concession mais innovation démocratique, un mécanisme de participation citoyenne dans un cadre unitaire.

La résolution 2025: de la reconnaissance politique à la consécration normative

L’adoption de la résolution 2025 du Conseil de sécurité marque une inflexion doctrinale majeure. Pour la première fois, l’organe onusien érige le plan d’autonomie en cadre de référence exclusif et réaliste pour le règlement du conflit. Ce passage du diplomatique au normatif illustre ce que Jürgen Habermas appelle la «légitimation communicationnelle du droit» («Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats», Frankfurt am Main: Suhrkamp Verlag, 1992): la norme naît du consensus procédural entre acteurs rationnels, et non d’une imposition unilatérale.

Trois enseignements s’en dégagent

D’abord, la résolution redéfinit le droit à l’autodétermination comme droit à la participation, rejoignant la lecture de la Cour suprême du Canada (1998): l’autodétermination se réalise pleinement au sein d’un État démocratique respectueux des droits et de la représentation. Ensuite, elle affirme le Conseil de sécurité comme acteur normatif, non plus simple médiateur mais interprète du droit coutumier à la lumière de la stabilité mondiale. Enfin, elle consacre un réalisme de la paix: pour reprendre John Rawls dans «The Law of Peoples», (Cambridge/Massachusetts: Harvard University Press: 1999), la stabilité découle non du morcellement des souverainetés mais de leur articulation dans un ordre juste et coopératif.

Une souveraineté relationnelle: de la verticalité à la participation

La philosophie politique marocaine de la béïa, fondée sur le pacte d’allégeance entre gouvernants et gouvernés, traduit déjà cette conception contractuelle et réciproque de la légitimité. L’autonomie du Sahara s’inscrit dans cette lignée: elle transforme le lien d’obéissance en lien de participation. Dans les termes de Hannah Arendt, il s’agit d’un «pouvoir qui naît de l’action conjointe», (The Human Condition, Chicago: Chicago Univresity Press, 1958) d’une souveraineté enracinée dans la coopération.

Comparée à d’autres régimes d’autonomie — les îles Åland en Finlande, le Tyrol du Sud en Italie, ou Aceh en Indonésie —, l’expérience marocaine se distingue par son ancrage civilisationnel et par sa portée africaine. Là où l’Europe a conçu l’autonomie comme une technique de gestion du pluralisme, le Maroc la formule comme principe de co-légitimité: la pluralité ne menace plus l’État, elle en devient la condition d’équilibre. Ce faisant, Rabat inscrit son initiative dans la lignée d’une pensée politique que Francis Fukuyama qualifierait de «modernisation enracinée» («Political Order and Political Decay: From the Industrial Revolution to the Globalization of Democracy»: New York: Farrar, Straus and Giroux, 2014)— un équilibre entre la tradition institutionnelle et la rationalité démocratique.

Le développement comme vecteur de normativité

La normativité du plan ne se limite pas à la sphère juridique; elle s’étend au champ du développement. La transformation des provinces du Sud — infrastructures, port de Dakhla, énergie solaire et éolienne, zones universitaires et industrielles — donne une matérialité empirique à ce que Boutros Boutros-Ghali appelait dans son Agenda pour la paix (1992) «la consolidation de la paix par le développement». L’autonomie marocaine incarne cette idée que la stabilité n’est pas le préalable de la prospérité, mais son produit. Dans un environnement sahélien fragmenté, le Sahara marocain agit comme un pôle de résilience géopolitique, illustrant la convergence entre la légitimité interne et la sécurité régionale.

La dimension humaniste et la responsabilité morale

Le débat sur l’autodétermination ne saurait occulter la question humaine. Des milliers de Sahraouis demeurent confinés dans les camps de Tindouf, privés de leurs droits fondamentaux. La proposition marocaine, en leur offrant une citoyenneté effective, rétablit ce que Hans Morgenthau désignait comme «l’équilibre entre le pouvoir et la justice» («Politics Among Nations: The Struggle for Power and Peace», New York: Alfred A. Knopf, 1948). L’autonomie est ici un instrument de réintégration humaine autant qu’un mécanisme institutionnel; elle relie le juridique à l’éthique, conformément à la conception d’Hannah Arendt selon laquelle la liberté politique commence là où la dignité devient une pratique collective.

Une mutation paradigmatique du droit international

L’évolution du dossier saharien traduit un changement d’époque. Nous sommes passés, pour reprendre les mots d’Antony Anghie, d’un droit international fondé sur la gestion de l’empire à un droit de la gouvernance partagée, où la souveraineté se mesure à la capacité d’intégrer la diversité («Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law» Cambridge: Cambridge University Press, 2004). Le plan d’autonomie marocain s’inscrit dans cette transition: il inaugure une doctrine africaine de la souveraineté ouverte, conciliant unité politique, pluralisme culturel et développement durable.

«La résolution 2025 et le projet marocain qu’elle consacre signalent l’entrée du droit international dans une nouvelle ère — celle où, pour reprendre les mots de Boutros-Ghali, la paix n’est plus l’absence de guerre mais la présence de la justice.»

—  Lahcen Haddad

Cette mutation rejoint les analyses d’Amartya Sen sur la «liberté comme finalité du développement» et d’Hedley Bull sur la «société internationale»: la stabilité mondiale naît d’ordres régionaux solides et inclusifs. En érigeant l’autonomie en norme de gouvernance, le Maroc ne propose pas un précédent local, mais un prototype conceptuel: celui d’un réalisme normatif où la paix découle de la participation et la légitimité de l’inclusion.

Le plan d’autonomie marocain ne constitue pas seulement une solution au conflit du Sahara; il participe d’une refondation du droit international. En conciliant souveraineté et participation, il donne forme à ce que Rawls appelait une paix entre peuples bien ordonnés. Il démontre qu’un État peut, sans renoncer à son intégrité, reconnaître la pluralité comme source de stabilité. En ce sens, la résolution 2025 et le projet marocain qu’elle consacre signalent l’entrée du droit international dans une nouvelle ère — celle où, pour reprendre les mots de Boutros-Ghali, la paix n’est plus l’absence de guerre mais la présence de la justice.

Ainsi, à travers le cas du Sahara, le Maroc propose une contribution intellectuelle majeure : celle d’une souveraineté ouverte, enracinée dans l’histoire mais orientée vers la modernité; une souveraineté qui fait du droit non plus une frontière, mais un langage universel de coexistence.

Par Lahcen Haddad
Le 06/11/2025 à 11h00