Dans la nuit du 10 au 11 septembre 2023, la tempête Daniel frappe la côte est, provoquant des crues, amplifiées à Derna par la rupture de deux barrages en amont. La tragédie fait environ 4.000 morts, des milliers de disparus et plus de 40.000 déplacés, selon l’ONU.
L’ampleur des destructions et du bilan humain, encore indéterminé, provoque un choc, révélant un abandon des infrastructures et des soupçons de corruption, dans un pays pourtant riche en pétrole.
Minée par les rivalités et l’insécurité depuis la chute et mort de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est divisée en deux camps antagonistes avec à l’ouest, un gouvernement dirigé par Abdelhamid Dbeibah, face à un exécutif parallèle affilié au puissant maréchal Khalifa Haftar, qui domine l’Est et une bonne partie du Sud.
Encore meurtrie, Derna, qui comptait 120.000 habitants avant la catastrophe, est devenue ces derniers mois un gigantesque chantier à ciel ouvert, où les projets avancent à grande vitesse, mais sa reconstruction a échappé aux autorités de Tripoli, située à plus de 1.300 km.
«Chèque en blanc»
En février, Aguila Saleh, président du Parlement basé dans l’Est, a créé un «Fonds de développement et de reconstruction de Libye», dirigé par Belgacem Haftar, 43 ans, un des six fils de son allié Haftar.
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Aguila Saleh a «remis à Belgacem Haftar 10 milliards de dinars (environ 2 milliards d’euros)» qui sont «un chèque en blanc sans aucun contrôle», assure à l’AFP Anas el-Gomati, directeur du Sadeq Institute. Ce Fonds est «une institution impénétrable où les milliards sont engloutis et des immeubles apparaissent sans que leur qualité ne soit questionnée, pour des coûts réels inconnus», critique-t-il.
Pour l’expert, la reconstruction aurait dû être supervisée par des agences de l’ONU et des élus locaux, «en prenant des mesures anticorruption».
Jalel Harchaoui, expert Libye du Royal United Services Institute est aussi d’avis que «l’opacité autour de ces projets soulève des questions sur de possibles abus de fonds publics».
Pour les experts, le Fonds ne constitue pas uniquement une manne financière pour l’Est.
«Les fils Haftar sont en train de bâtir leur rampe de lancement politique. Chaque brique posée à Derna est un tremplin pour leur plan de succession (de leur père octogénaire, NDLR), financé par la tragédie», dénonce el-Gomati.
Pour Belgacem Haftar qui, contrairement à ses frères Saddam et Khaled n’a pas de rôle militaire, «promettre de reconstruire toute la Libye, y compris la Tripolitaine offre la possibilité de se forger une identité politique au niveau national et international», abonde Jalel Harchaoui.
«Inefficace et superflu»
Avec «sa gouvernance autoritaire», la famille dans son ensemble «déploie un capital politique et diplomatique redoutable et présente le gouvernement reconnu par l’ONU comme inefficace et superflu», selon l’expert.
Jeudi, lors d’une visite dans le sud en présence de l’AFP, Belgacem Haftar a vanté un «taux d’achèvement de 70% de tous les projets en cours à Derna», évoquant 3.500 logements reconstruits et des travaux d’entretien sur le réseau électrique, les routes et les écoles.
Sur le plan judiciaire, la recherche des responsabilités a un peu avancé en un an d’enquête.
Les barrages de Derna, construits dans les années 70 par une entreprise yougoslave, n’avaient été que peu ou pas entretenus en dépit de l’attribution d’un budget.
Fin juillet, douze fonctionnaires chargés de leur gestion ont été condamnés à des peines allant de 9 à 27 ans de prison.
Mais l’enquête du Procureur national n’est pas remontée plus haut que le maire de Derna, qui est aussi le neveu d’Aguila Saleh. Sa maison avait été brûlée peu après la tragédie par des manifestants furieux contre les autorités.
Autre controverse: le nombre exact des victimes que le pouvoir de l’Est est soupçonné de vouloir minimiser.
L’Autorité pour l’identification des disparus a assuré cette semaine avoir «complété 98% des dossiers des familles de victimes» sur la base de l’ADN des corps enfouis à la hâte après la tragédie.
Mais à côté de ces 3.800 personnes enterrées, au moins «10.000 échantillons d’ADN de proches de disparus» ont été collectés en un an, «sans compter les familles n’ayant aucun survivant», souligne l’expert al-Gomati, qui estime le vrai bilan à «entre 14.000 et 24.000» victimes.