"Il veut que je lui vende la maison pour la démolir" et construire une autre tour, affirme l'homme de 68 ans dans sa maison éventrée du quartier de Monot (nord). L'explosion provoquée par une énorme quantité de nitrate d'ammonium stockée au port de la capitale a fait plus de 180 morts et dévasté des pans entiers de Beyrouth, aiguisant l'appétit des requins de l'immobilier.
Comme M. Bassila, d'autres habitants des rues sinistrées, notamment dans les quartiers de Mar Mikhaël, Gemmayzé et Monot, et des responsables locaux, déplorent la cupidité de ceux qui cherchent à "profiter" du drame pour faire fructifier leurs affaires. Une offre alléchante avait déjà été faite à M. Bassila par le même investisseur, qui a acquis l'étage inférieur de sa maison dans l'espoir de s'approprier le reste. "Il m'avait dit 'tu finiras par déserter'", raconte le chauffeur de taxi.
Pour le pousser vers la sortie, le promoteur s'abstient désormais, selon lui, de "consolider le rez-de-chaussée", fragilisé par l'explosion. "Je risque de tomber!", dénonce M. Bassila. Mais "je suis né dans cette demeure, et mon père y est né avant moi (...) Je ne peux pas vivre ailleurs", dit-il. L'homme déplore aussi l'absence de l'Etat: "Sans aide, nous ne pouvons rien restaurer!"
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Sur les 576 bâtiments historiques inspectés par le ministère de la Culture à Beyrouth, 44 sont menacés d'effondrement et 41 encourent le risque d'un effondrement partiel.
Après l'explosion, alors que les habitants affluaient pour signaler les dégâts subis chez eux, Béchara Ghoulam, le maire du district de Rmeil, dans le nord de Beyrouth, raconte avoir reçu la visite inopinée d'un de ces "courtiers" de l'ombre, proposant de racheter les propriétés pour le compte de particuliers ne voulant pas être identifiés.
"Il a exprimé son souhait d'acheter des maisons endommagées par l'explosion et sa volonté de 'payer n'importe quel montant' que les propriétaires réclameraient. Je lui ai répondu que nous ne vendrons pas", assure M. Ghoulam. La tentation est pourtant forte dans un contexte de grave crise économique qui, au Liban, a plongé de nombreux habitants dans la pauvreté.
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Des instances politiques et religieuses ont mis en garde contre les "vautours" qui rôdent, tandis que les ministères de la Culture et des Finances ont interdit la vente des biens endommagés jusqu'à l'achèvement des travaux de restauration. Des bannières portant l'inscription "Beyrouth n'est pas à vendre" sont apparues dans les rues. Plusieurs associations de sauvegarde du patrimoine sont à pied d'oeuvre.
"Nous recevons des informations de propriétaires ayant été sollicités par des courtiers affiliés à des hommes politiques", déplore Naji Raji, fondateur de l'ONG "Save Beirut heritage" ("Sauver le patrimoine de Beyrouth", ndlr). Les investisseurs n'aspirent qu'au "profit financier dans une région touristique par excellence et cherchent à la défigurer", dénonce-t-il, se réjouissant toutefois que "les habitants refusent de vendre".
Dans la rue Gemmayzé, Rita Saadé inspecte sa demeure héritée de ses arrière-grands-parents. Dans une pièce aux murs vert clair, surmontée d'un lustre traditionnel, le sol s'est affaissé après que les piliers ont été endommagés.
"C'est un patrimoine et il doit être restauré", plaide l'architecte de 23 ans, qui cherche des financements auprès d'ONG. L'organisation des Nations Unies pour la culture et l'éducation (Unesco) va organiser deux conférences internationales pour collecter des fonds au profit du patrimoine architectural de Beyrouth et du monde culturel.
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La reconstruction du centre-ville après la guerre civile (1975-1990) par Solidere, l'entreprise immobilière de l'ex-Premier ministre et milliardaire Rafic Hariri, avait été critiquée pour ne pas avoir su préserver l'âme de la ville.
Toujours à Gemmayzé, Alain Chaoul contemple sa demeure et s'interroge: "Le coût des réparations s'élève à 200.000 dollars mais je n'ai pas un sou. Que dois-je faire?" Il refuse toutefois de succomber: "C'est notre histoire. Je ne la vendrai pas!"