Depuis trois ans, le monde vit au rythme d’une exaltation technologique rarement observée depuis la révolution Internet. L’intelligence artificielle générative, portée par la puissance spectaculaire des nouveaux modèles, a alimenté des espoirs de croissance illimitée, d’efficacité démultipliée et d’un bouleversement complet des modes de production. Les géants américains investissent des sommes astronomiques dans les puces, les data centers et les infrastructures énergétiques, entraînant dans leur sillage une hausse vertigineuse des valorisations boursières. Cette dynamique impressionnante repose pourtant sur une fragilité structurelle: l’IA dépend d’une architecture matérielle rare, coûteuse, énergivore — et dont les limites physiques pourraient devenir un facteur de risque systémique pour l’économie mondiale.
Contrairement à la bulle Internet de la fin des années 1990, qui reposait surtout sur des illusions financières, la bulle actuelle combine spéculation et contraintes matérielles inédites: une capacité mondiale en semi-conducteurs insuffisante, un réseau électrique incapable de soutenir la croissance exponentielle des data centers, une saturation du cloud global, et l’absence de modèles d’affaires réellement rentables. Les marchés projettent des revenus futurs que rien, à ce stade, ne permet d’assurer. Si cette croyance venait à se fissurer, une correction brutale pourrait secouer non seulement Wall Street, mais aussi les économies interconnectées du reste du monde.
Le Maroc n’est pas directement engagé dans cette course effrénée à la puissance de calcul, mais il ne serait en rien immunisé contre les secousses d’un choc technologique ou financier majeur. En tant qu’économie ouverte, intégrée aux flux touristiques, commerciaux et financiers mondiaux, le Royaume serait exposé à un ralentissement global: baisse des exportations industrielles, contraction de la demande européenne, repli des flux touristiques, durcissement des conditions de financement et recul potentiel des investissements directs étrangers. Il serait illusoire d’imaginer que notre économie puisse traverser un tel épisode sans en ressentir les contrecoups. L’enjeu n’est donc pas d’anticiper le pire, mais de s’y préparer sérieusement, lucidemment et sans panique.
La première ligne de défense consiste à ancrer la Loi de finances dans la prudence et la discipline. Les prévisions budgétaires devraient reposer sur des hypothèses légèrement inférieures au consensus international afin de préserver la crédibilité budgétaire. Une section entièrement dédiée à un scénario défavorable — ralentissement américain, tensions financières, recul de la demande européenne, contraction des IDE — permettrait de préparer l’opinion publique et les décideurs à un éventuel retournement. De même, la création d’un fonds de stabilisation mobilisable immédiatement en cas de choc renforcerait la capacité de réaction de l’État, évitant les ajustements improvisés souvent coûteux et inefficaces. Enfin, un plancher social clairement défini — couvrant l’éducation, la santé, la protection sociale et les programmes ciblés — doit rester inamovible, quelles que soient les fluctuations conjoncturelles.
«Le Royaume dispose d’un atout géo-économique rare: sa position unique entre l’Europe et l’Afrique. Tanger Med, Casablanca Finance City, Rabat capitale décisionnelle, et les zones industrielles 4.0 permettent au Maroc de devenir un hub africain de l’IA appliquée, une passerelle technologique, réglementaire et financière entre les deux continents. »
— Lahcen Haddad
Le système financier marocain, quant à lui, doit rester un pilier de stabilité. Même s’il n’est pas exposé directement aux actions technologiques américaines, il demeure connecté aux marchés mondiaux du crédit et de la liquidité. Il revient à Bank Al-Maghrib et à l’AMMC de simuler un choc comparable à l’éclatement d’une bulle de l’IA afin d’en mesurer les effets potentiels sur les bilans bancaires, la solvabilité, les flux de capitaux et le marché obligataire. Dans les périodes d’incertitude mondiale, les pays dont les systèmes financiers sont jugés robustes, bien supervisés et transparents traversent toujours les crises avec davantage de stabilité.
L’autre front décisif est la gestion proactive de la dette. Les conditions actuelles de financement demeurent relativement favorables: c’est précisément maintenant que le Maroc doit allonger les maturités, privilégier les taux fixes et renforcer la part de la dette en dirhams. L’objectif n’est pas d’emprunter davantage, mais d’emprunter mieux. Un pays qui sécurise son calendrier de refinancement avance avec plus de sérénité lorsque les marchés mondiaux deviennent volatils.
Mais se préparer à un choc ne suffit pas. Le Maroc doit aussi continuer à investir dans les piliers de la transformation économique — infrastructures, énergie verte, industrialisation avancée, montée en compétence du capital humain — tout en améliorant la sélectivité des projets publics. Il serait contre-productif de réduire l’investissement de long terme sous prétexte de turbulence mondiale. Ce sont précisément ces investissements qui permettent aux nations de sortir des crises plus fortes qu’elles n’y sont entrées.
L’IA peut jouer un rôle déterminant dans cette transformation — à condition de ne pas imiter la course mondiale au gigantisme technologique. Le Maroc n’a pas vocation à rivaliser avec les méga-centres de données de l’Arizona ou de la Corée du Sud. Sa force réside dans l’IA utile, concrète, appliquée, orientée vers les besoins réels du pays. Diagnostic médical assisté, lutte contre la fraude fiscale, optimisation logistique des ports, agriculture de précision, maintenance prédictive dans l’industrie automobile, biopharma assistée par IA, tourisme intelligent: ce sont là des domaines où l’IA peut immédiatement accroître la productivité, réduire les coûts et améliorer la qualité de service — sans dépendre des cycles spéculatifs mondiaux.
Pour capitaliser sur cette dynamique, le Maroc doit impérativement renforcer sa souveraineté numérique. Cela passe par la mise en place d’un cloud souverain pour l’administration et les secteurs sensibles, l’attraction ciblée de data centers dans un cadre énergétique clair, l’adoption d’une loi sur la donnée stable et compatible avec les standards européens, et l’établissement d’une diplomatie du hardware avec les grandes nations productrices de semi-conducteurs. Dans la prochaine révolution industrielle, la souveraineté numérique sera une condition d’accès au progrès, et non un luxe.
Enfin, le volet humain est essentiel. Le Maroc doit se fixer un objectif réaliste mais ambitieux: former 50.000 experts IA, data, cloud et cyber d’ici 2030. Cela implique de réformer les curricula universitaires, de multiplier les coopérations internationales, de créer un corps d’ingénieurs IA au sein des ministères et des entreprises publiques, et de démocratiser les compétences numériques auprès des PME pour éviter que l’IA ne devienne une technologie réservée aux seuls grands groupes.
Le Royaume dispose d’un atout géo-économique rare: sa position unique entre l’Europe et l’Afrique. Tanger Med, Casablanca Finance City, Rabat capitale décisionnelle, et les zones industrielles 4.0 permettent au Maroc de devenir un hub africain de l’IA appliquée, une passerelle technologique, réglementaire et financière entre les deux continents. Dans un monde où l’Afrique atteindra 2,5 milliards d’habitants en 2050, cette position peut devenir un avantage stratégique majeur.
La bulle actuelle de l’IA éclatera peut-être demain, dans cinq ans ou peut-être jamais. Mais la technologie, elle, continuera de progresser et de transformer le monde. La véritable question n’est pas de savoir si l’IA survivra à l’exubérance spéculative, mais quels pays seront prêts lorsque la phase d’application productive commencera. Le Maroc a les fondations nécessaires — stabilité politique, vision stratégique, investissement massif dans les infrastructures — pour faire partie des gagnants. À condition d’agir maintenant, avec lucidité, discipline et ambition.





