Entretien. Fouzi Mourji, économiste, décortique les enjeux d'un grand «emprunt national Covid-19», attendu en 2021

Fouzi Mourji, professeur d'économétrie à l'Université Hassan II de Casablanca.

Fouzi Mourji, professeur d'économétrie à l'Université Hassan II de Casablanca. . DR

Tout porte à croire que le gouvernement va lancer en 2021 un emprunt national auprès du grand public, similaire aux emprunts émis par le Maroc dans les années 70-80. Dans cet entretien, l'économiste Fouzi Mourji analyse l'opportunité et les conditions de réussite d'une opération de ce type, dans le contexte d'une crise sanitaire sans précédent.

Le 27/12/2020 à 11h03

Vous avez été parmi les premiers à évoquer l’idée d’un emprunt national Covid-19. En quoi cette solution peut être utile dans l'actuel contexte économique du Maroc?Vous avez raison, ce fut pour moi une sorte de réflexe que de penser à cette piste, non pas comme alternative mais comme voie complémentaire des options qui étaient en discussion au début du confinement au printemps dernier. En effet, face à l'ampleur des dégâts qui s'annonçaient et qui, à l'heure présente, continuent de sévir, il fallait penser à imaginer toutes les solutions possibles, qui permettent aux autorités de jouer le rôle qui leur incombe, pour atténuer les méfaits de la pandémie, et des mesures prises pour la juguler. Il s’agit du confinement et, de façon plus large, de l'état d'urgence sanitaire, avec les conséquences économiques et sociales inhérentes aux restrictions que comportent ces deux dispositifs, même si [ces conséquences le sont, Ndlr] à des degrés plus faibles pour l’état d’urgence.

Pour remplir pleinement ce rôle, le volume des dépenses s'avérait énorme, pour être à la mesure de l'ampleur des plaies, tant au niveau sanitaire (doter les unités du minimum requis pour faire face aux besoins en soins d’urgence) qu'au niveau socioéconomique (compenser les pertes de revenus causées par l'arrêt des activités des uns et par le fort ralentissement de celles des autres). Je vous invite à consulter le rapport "Crise sanitaire et répercussions économiques et sociales au Maroc" publié dans la revue Reféco fin août dernier, dans lequel l'ampleur des pertes est évaluée en distinguant les secteurs ayant subi un choc concernant l'offre, et ceux qui ont subi un choc concernant la demande.

Il était attendu que l’augmentation du volume des dépenses soit accrue, car il fallait s’attendre aussi au financement de la relance. C’est encore aux autorités publiques qu’incombe ce rôle, étant donné qu’en situation d’incertitude, les opérateurs privés ont besoin d’être "rassurés". Or les investissements publics bien ciblés exercent des effets d’entraînement sur les branches productives et constituent un signal positif aux acteurs économiques.

Mais il était aussi prévisible que les recettes fiscales n’allaient pas suivre (au contraire l'atonie de l'activité économique allait les altérer davantage). Moralité: s'il était prévisible que le déficit public allait logiquement se creuser et que les verrous (ou tabous) usuels à son propos allaient être levés, il n'en demeure cependant pas moins qu'il importait de penser à son financement. Et c'est là qu'un Trade off donnant lieu à un dosage judicieux se devait d'être conçu, parmi les possibles recours.

Ainsi, à côté de l’option I de l’endettement extérieur qui a le mérite de renflouer les réserves de changes (et ainsi maintenir la crédibilité des opérateurs) mais doit rester contenu dans des limites pour ne pas grever la soutenabilité de la dette extérieure, il y a l’option II de l'endettement intérieur auprès des institutionnels classiques (financement auprès des banques qui recyclent les bons acquis auprès de BAM). Et il était normal de penser à la manne que peut constituer un emprunt national, auquel j'avais suggéré d'appeler, lors d'échanges avec des médias autour d'un "Emprunt Covid 19". Toutefois, les experts en communication sont les mieux placés pour trouver l’appellation la plus appropriée pour mieux passer ce message auprès du grand public. L’idée étant que cette alternative de mobilisation de ressources est aisée en attendant les résultats de la réforme fiscale (option III), qui s’accompagnera de mobilisation de recettes publiques plus pérennes (comme l'indiquent les recommandations des assises de la fiscalité qui suggèrent la fiscalisation de l’agriculture, la taxation des transmissions de patrimoine, etc).

Une option 4 mérite d’être considérée: il s’agit de dynamiser l’activité des agences bancaires de la TGR. Les fonds qu’elles mobilisent sous forme de dépôts à vue faiblement rémunérés, peuvent être accrus de façon substantielle, moyennant des campagnes d’informations intensives.

Le Maroc a déjà fait appel à ce genre d’opérations dans les années 70-80. Quels souvenirs en gardez-vous?Vous avez tout à fait raison, l'idée d’un emprunt national n'est ni originale ni nouvelle! Notre pays, comme d'autres, y a déjà eu recours par le passé. Ce que j’en garde comme "souvenir"? C'est gentil de formuler ainsi la question: il me semble bien que l'écho auprès du public avait été à la hauteur, c'est à dire que les montants escomptés avaient été atteints.

Maintenant, il me semble important de relever que les contextes de ces emprunts diffèrent: au milieu des années 70, au lendemain de la Marche verte, les enjeux n'étaient pas les mêmes. Là, il fallait faire face à une sorte d'effort de guerre teinté de mobilisation de fonds pour des investissements en infrastructures.

A propos de l'emprunt du milieu des années 80, il était dicté par la nécessité d'atténuer le surendettement extérieur du Maroc qui avait conduit à des politiques d'ajustement structurel. Cet emprunt devait tenter d'améliorer l'image du Maroc face à ses créanciers (en ne faisant pas ré-exploser la dette extérieure) et de l'amener dans des positions moins inconfortables aux négociations des rééchelonnements obtenus aux successifs Clubs de Paris.

Les motivations et les conditions de l'emprunt discuté actuellement sont donc distinctes:

D’abord, la crise est planétaire, les budgets de tous les Etats sont logés à la même enseigne (dépenses et aggravation des déficits). Donc, rien de particulier, ni "d'alarmant" pour le nôtre.

Ensuite, les besoins concernent le soutien vital aux plus vulnérables, très lourdement affectés par cette crise, car sans épargne servant de "coussin" pour y faire face (on parle par exemple d'artisans qui, suite à la chute du tourisme, ont dû vendre leur outillage pour maintenir leur consommation). Les besoins concernent aussi le soutien, non moins vital, à la relance de l'appareil productif.

A ce propos, il importe de bien distinguer entre, d’une part, les secteurs sinistrés (hébergement, restauration, artisanat...) et, d’autre part, les secteurs qui ont le plus d'effets d'entraînement (les BTP par exemple, il convient de se référer au rapport précité, où nous établissons une hiérarchisation des secteurs selon divers autres critères, tels que le contenu en import, ou encore ceux aux effets plus forts sur les recettes fiscales...). Les autorités se doivent donc d'établir à cet égard des priorités selon des critères et des objectifs réfléchis et définis selon des règles d'optimum social, et non selon des réactions au cas par cas, à des groupes de pression.

Enfin, le contexte financier diffère aussi. D’un côté, le fonctionnement du marché s'est entre temps "modernisé" et les modes de financement du trésor ont changé par rapport à ceux des années 70 et 80. D’un autre côté, les taux d'intérêt sont bien plus bas que ceux en vigueur pendant les périodes des précédents emprunts. Donc le coût de cet endettement sera moindre (13% pour l’emprunt de 75, certes en nominal et avec un environnement d'inflation à deux chiffres; rien à voir avec la faible inflation actuelle, autour de 2%).

De mon point de vue, actuellement un tel emprunt pourrait alors annoncer un taux relativement bas (adossé au taux directeur de BAM par exemple), tenant compte de la faible prime de risque que représente un prêt à l’Etat, mais suffisamment attrayant. Sachant que pour peu que la reprise économique dans les années à venir s'accompagne d'une inflation un peu plus vigoureuse, le Trésor gagnerait ou se "rattraperait" par le biais du "seigneuriage" (c’est à dire en remboursant un nominal en réalité moins coûteux, si exprimé en dirhams constants).

Vous avez suggéré l’option d’un emprunt en bons du Trésor à 10 et même 25 ans, au porteur. Pourquoi faut-il opter pour la formule "au porteur"? Comment éviter dans ce cas les "passagers clandestins", qui useraient par exemple de blanchiment d'argent à l'origine douteuse?L’intérêt de l’emprunt à long terme est multiple. Primo, il donne de l’oxygène sans peser sur les finances publiques à court ou moyen terme. Secundo, il permet des investissements qui assureront la relance de l’économie (d’où le choix judicieux des secteurs à privilégier: ceux dont les activités ont des effets d’entraînement sur les industries nationales) et structurants (renforcer les secteurs de la santé et de l’éducation). Tertio, il permet de générer sur les moyen et long termes des richesses et des rythmes de croissance plus soutenus qui, dans le long terme précisément, se traduiront par des "retours" en termes de recettes fiscales qui faciliteront les remboursements. 

Maintenant, la formule "au porteur" est une idée dont les financiers apprécieront s’il convient d’en retenir l’esprit ou la lettre. L’esprit est que ces bons d’emprunt soient négociables facilement et que leurs acquéreurs ne soient pas dissuadés par une crainte de redressements fiscaux. Je ne crois pas que les bons "en papier" usités par le passé soient compatibles avec la dématérialisation actuellement en vigueur.

Pour le risque d’aubaines qu’offriraient cet emprunt à des opérations de blanchiment, les financiers devraient être à même de concevoir les mécanismes idoines pour les éviter. Peut-être qu’il pourrait incomber aux banques qui serviraient d’intermédiaires, de veiller aux origines des fonds qui seraient placés.

Selon certains, une opération de ce type devrait cibler la grande épargne, avec cet argument: le fait que la petite épargne serait déjà consommée à cause de la crise. Qu’en pensez-vous?C’est une question stratégique à laquelle il me semble délicat de pouvoir apporter une réponse sans au préalable:

i) disposer d’informations sur la répartition de l’épargne sous ses diverses formes et sur les prédispositions des divers détenteurs de la réallouer en l’affectant à la souscription à l’emprunt et,

ii) avoir décidé de la forme à donner à ce dernier et de la valeur des tranches qui seraient ouvertes aux souscripteurs. D’ailleurs cette décision est en partie tributaire de l’accès aux informations précitées.

Comme il s’agit d’une opération de grande envergure, dont les bénéfices sont importants, il convient de s’assurer que les mécanismes de son implémentation seront, sinon parfaits, du moins optimaux, par rapport aux contraintes. Pour ce faire, faut-il opérer des études sous forme de sondages judicieusement construits? Avec son expérience, le HCP pourrait judicieusement être indiqué.

Le gouvernement a amendé le projet de Loi de finances 2021 pour défiscaliser les produits d’intérêts perçus par les individus sur les emprunts publics. Cette carotte fiscale pourrait-elle, selon vous, être décisive à la réussite d’un emprunt de ce type?D’un point de vue strictement économique, la réponse serait oui, car cette défiscalisation accroît les bénéfices escomptés de la souscription et donc pèserait dans les arbitrages que les épargnants peuvent effectuer. Maintenant, sommes-nous au fait de tous les facteurs qui en déterminent effectivement les choix? Quelles sont les motivations, les anticipations, les craintes des agents, actuellement au Maroc? Là encore, il importe, à mon avis, de sonder rapidement, mais efficacement, les cibles potentielles et, par là même, s’enquérir des taux de rémunération qui seraient attrayants.

On peut se demander à présent s’il est opportun de "défiscaliser"? Car il s’agit d’une niche ou d'une "nouvelle dépense fiscale" qui engendre, d’un côté, des manques à gagner pour le budget et, de l’autre, une iniquité. En effet, ce serait permettre une exonération à une catégorie de gains, parmi d’autres, notamment ceux liés à la rémunération du travail.

Mais appliquer une fiscalité "normale" obligerait à augmenter le taux de rémunération des bons à émettre, pour qu’ils soient attrayants. Là encore, la décision mérite une investigation auprès des agents ciblés: sont-ils des "homo economicus" rationnels pour effectuer les arbitrages que nous mentionnons, ou bien font-ils l’objet de "biais cognitifs" qui les font pencher vers des taux bruts et non nets, auquel cas, il serait préférable d’annoncer des taux bruts, et maintenir la taxation.

Par Wadie El Mouden
Le 27/12/2020 à 11h03