"La divine comédie : Ciel, l'enfer, le purgatoire par des artistes africains contemporains". Tel est le thème de l’exposition pour laquelle le Musée d’art moderne de Francfort confiera son espace à une cinquantaine d’artistes africains qui en feront le grandiose théâtre de dantesques mises en scène déployées sur 4.500 mètres carrés et sur trois étages abritant chacun l’enfer, le purgatoire, le paradis. Parmi ceux qui feront l’événement, le 21 mars 2014, à Francfort, l’artiste marocaine Majida Khattari, connue pour la fascinante réflexion qu’elle mène, à travers ses œuvres, sur la représentation de la femme musulmane. Une réflexion fascinante par ce talent unique qu’elle a de transcender les tabous, les interdits, les éléments sclérosants d’un réel qui enferme la femme, la limite dans son corps, son rapport à elle-même et le regard de l’autre, pour les déporter vers un univers nouveau, libéré des barreaux qui entravent la vue et l’esprit confiné dans sa propre prison où l’autre n’a pas place.
Majida Khattari excave les regards et les âmes qui, au contact de ses œuvres, sont soudain déportés vers une autre lecture, sensible, du réel, dépouillé de ses mythes et idéologies fallacieux, abolis. Et un objet aussi symbolique que le voile sur lequel l’artiste, qui vit en France, a beaucoup travaillé pour les polémiques qu’il suscite et continue de susciter, s’affranchit des plissures austères et rigides qui le figent pour, désacralisé, devenir parure libre de ses ondées, de ses couleurs, de ses lumières, parure magnifiant la femme, sublimant ses traits en les épousant. "Ceci n’est pas un voile" : Tel sera d’ailleurs le titre, en clin d’œil à Magritte qui comme elle, au fond, bousculait la pensée pour la pousser à appréhender autrement l’objet représenté, le titre d’un défilé-performance de Majida Khattari.
Car les expositions de cette artiste merveilleusement déroutante qui s’empare de l’obscur pour le porter vers la lumière, tisse les fils de tragédies humaines pour les défaire dans une sorte de mouvement contraire vers une renaissance, sont en effet de véritables performances où peinture, sculpture, défilés, musique, se mêlent pour tresser une narration. Les images dialoguent avec des tableaux vivants dans le vertige d’une chorégraphie qui vient inscrire quelque chose dans la chair de celui qu’elle saisit, et ébranle.
Les houris de Majida Khattari
C’est ainsi un véritable événement que proposera à Francfort Majida Khattari avec son "Rêve de Martyrs" : "c’est ainsi que j’ai intitulé ce travail sur le paradis musulman", confie l’artiste. "Il s’agissait là d’un premier mouvement qui suivait le questionnement horrifié de l’après 11 septembre. Après coup, le court-circuit reliant trop directement l’action de ces jeunes gens et l’accès aux plaisirs illimités du paradis paraît plus improbable. La lettre retrouvée dans le sac de l’un d’entre eux ne mentionne d’ailleurs pratiquement pas l’idée du paradis, et il n’est en aucune façon question des fameuses “72 vierges“. Leur passage à la mort et l’accès direct au giron paradisiaque de Dieu paraît plus en rapport avec la nécessité et l’urgence de l’effacement de leur angoisse à s’intégrer dans une vie sociale après avoir essayé d’assimiler le monde moderne “occidental“, dans des études qui ne leur donnaient encore que des statuts inachevés ou frustrants", poursuit-elle.
L’artiste est ainsi interpellée par cette question du paradis et sa représentation dans l’Islam et l’inconscient collectif musulman : "Le matériel auquel je me réfère dans ma représentation de tableaux du paradis musulman provient des traditions (Hadith) et de l’exégèse coranique. Dans ces textes, c’est la jouissance du regard, le plaisir voyeuriste qui dépassent les autres, même si les plaisirs du paradis sont polymorphes et engagent tous les sens. Au paradis, le sol est fait de musc, la brise exhale cette même senteur, les rivières sont d’eau pure, de lait, de miel et de vin. Les dimensions sont grandioses. Les arbres prodiguent leur ombrage sur une surface valant mille années de marche et lorsqu’un fruit est cueilli, ils en produisent aussitôt un nouveau… Les somptuosités sans bornes décrites dans les textes révèlent leurs ambiguïtés si l’on met en images l’accumulation monstrueuse que donne l’assemblage de toutes les parties, poussées au maximum des canons de beauté, du corps des houris", explique-t-elle à ce propos.
L’exposition-performance de Majida Khattari au Musée d’art moderne de Francfort mettra ainsi en scène 72 femmes qui représenteront les 72 houris du paradis, évoquées dans l’Islam. Un travail esthétique prégnant a été fait autour des regards « grands et beaux » qui leur sont prêtés et de leur peau translucide qui devient, à travers les masques saisissants créés par l’artiste, fulgurant miroir d’une étrange altérité où s’inscrit une nouvelle Chute, subversive, échappant au divin. Subtilement subversive.
Grands yeux noirs, peau d’opale à travers laquelle on peut voir et si blanche qu’elle peut rayonner à travers 70 robes… Telle est la description de la vierge promise à l’homme au paradis. Jouant sur ces éléments, Majida Khattari revêtira ses houris, qui accueilleront les visiteurs à l’entrée du musée avant d’en investir tout l’espace, de 70 couches de tissu blanc évoquant virginité et, à la fois, union maritale et deuil, qui se verront effilocher au fur et à mesure de la prestation, jusqu’au dénudement des femmes dont les corps se mêleront alors, dans une pièce lumineuse où elles se rassembleront, aux images érotiques de femmes défilant sur un vaste panneau. Libérées ou happées par un autre univers de femmes-objets? Majida Khattari interpelle, questionne, brouille les pistes au moment où nous pensons avoir saisi des éléments de réponse, fait s'entrechoquer les mondes pour en révéler les mythes et les leurres. Nouvelle Pénélope d’un autre genre, tisserande à rebours des temps tourmentés à défaire et refaire. Majida Khattari bouscule autant qu’elle enchante, vous happe comme en irrésistibles chants de sirènes où vibrent et montent et s’éploient des silences qui dénudent le monde des plus tenaces de ses simulacres.